Europe: verre à moitié plein ou à moitié vide? – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Nous étudions les causes du retard pris par l’économie européenne ces vingt dernières années et montrons pourquoi, du point de vue des investisseurs, le verre devrait paraître à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.

La marginalisation économique et géopolitique de l’Europe en inquiète beaucoup, même si Bruxelles tente de contrer un peu cette évolution en encourageant la créativité, la durabilité et la recherche de la «souveraineté numérique». Néanmoins, voilà bien des années que les investisseurs retirent leurs capitaux du Vieux Continent tandis que de grandes entreprises européennes ont perdu des parts du marché mondial. Mais parallèlement, de nouvelles opportunités s’offrent en termes de placements. Nous étudions les causes du retard pris par l’économie européenne ces vingt dernières années et montrons pourquoi, du point de vue des investisseurs, le verre devrait paraître à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.

1. Opportunités manquées

Lorsqu’un Steve Jobs aux allures juvéniles a expliqué à la télévision française, en 1984, ce que l’économie européenne devait selon lui améliorer, il a préconisé de développer la «culture de l’échec», dans laquelle les erreurs seraient considérées comme de précieuses expériences. Il a également recommandé d’investir davantage et de manière plus étendue dans la formation informatique. Enfin, il a exprimé sa conviction selon laquelle les États n’étaient pas de bons entrepreneurs à long terme. La capitalisation d’Apple, sa start-up d’alors, est aujourd’hui supérieure à celle de toutes les entreprises du DAX réunies.

Dans les années 1980 et 1990, l’Europe n’était pas très réceptive à de tels conseils en provenance des États-Unis. Rien d’étonnant à cela, car les entreprises européennes (et japonaises) «menaient la danse» à l’époque: elles donnaient le ton, leurs marchés boursiers se portaient très bien et les slogans «Made in Germany» et, un peu plus tard, «Vorsprung durch Technik» (l’avance par la technique) étaient synonymes de leadership technologique de classe mondiale, pleinement assumé. Plus d’un tiers de la capitalisation boursière du «top 1000 mondial» et 41 entreprises du «top 100 mondial» se trouvaient en Europe. Aujourd’hui, celle-ci ne représente plus qu’un sixième de la capitalisation boursière du «top 1000 mondial» et ne compte que 15 entreprises dans le «top 100 mondial». Pourtant, pendant les années 1980 et 1990, les États-Unis possédaient peu de sociétés pouvant égaler des champions européens tels que BP, Volkswagen, Nokia, Unilever ou encore Nestlé.

Après le tournant du millénaire, les grandes entreprises européennes ont perdu du terrain. Entre l’an 2000 et aujourd’hui, leur capitalisation boursière n’a fait que doubler, passant de 4600 à 8900 milliards de dollars, alors que celle des cent premières entreprises américaines a triplé, s’élevant de 7400 à 26'000 milliards de dollars. Quant aux cent premières entreprises chinoises, qui ne méritaient guère d’être mentionnées en 2000, elles affichent déjà une capitalisation totale de 8800 milliards aujourd’hui.

La société la plus capitalisée d’Europe (LVMH) ne s’est classée que quelques jours parmi les vingt premières mondiales, celles-ci comptant essentiellement des entreprises américaines et une poignée de sociétés chinoises. Précisons également que les entreprises européennes ont vu se réduire de moitié non seulement leur part de la capitalisation boursière mondiale, mais aussi leur part des bénéfices mondiaux.

Atouts cédés

Alors que l’économie européenne possédait de nombreux atouts jusque dans les années 1990, elle les a étonnamment peu exploités. Peut-être était-elle trop gâtée par le succès. L’Italie a torréfié le plus de café et peut-être le meilleur du monde jusqu’à ce jour, mais c’est la chaîne américaine Starbucks qui l’a fait connaître aux consommateurs du monde entier. Le premier supermarché, toujours en activité, a été créé au Portugal, mais aucune société de grande distribution européenne ne peut aujourd’hui rivaliser avec le géant américain Walmart. En 2008, Nokia détenait 40% du marché mondial des téléphones mobiles. Aujourd’hui, celui-ci est dominé par les smartphones américains et asiatiques. La Belgique est le berceau de la culture de la bière, mais c’est en Amérique que sont posés désormais les jalons stratégiques du marché mondial des boissons. En Allemagne, beaucoup pensent que le pays produit les meilleures voitures du monde, mais Tesla, le pionnier américain de la mobilité électrique, affiche à présent une capitalisation supérieure à celle de l’ensemble de l’industrie automobile européenne. La Suisse et Londres ont été pendant longtemps les leaders de la gestion de fortune dans le monde, mais aujourd’hui, Boston et New York gèrent le double de capitaux d’épargne. De nombreuses sociétés de gestion d’actifs européennes ont vu le jour il y a plus de cent ans, mais la plus grande du monde, Blackrock, n’a été créée qu’en 1988.

La Suisse a elle aussi renoncé, en toute connaissance de cause et sans nécessité, à des avantages de localisation essentiels pour les entreprises internationales. Alors qu’elle hébergeait, jusqu’à la fin des années 1990, le siège de seize entreprises non européennes du top 20 mondial de l’époque, elle n’en compte plus qu’un seul aujourd’hui, celui de Google. Dans l’intervalle, la plupart de ces sociétés ont émigré à Amsterdam ou à Dublin. Sans un libre accès au marché de l’UE, la Suisse ne pourra plus faire valoir son avantage historique de localisation, à savoir son emplacement au «coeur de l’Europe». C’est également ce que démontre l’accord sur la création d’un impôt minimum mondial annoncé récemment par les ministres des finances du G7.

Les start-ups européennes confirment régulièrement qu’il est nettement plus difficile d’obtenir du capital-risque en Europe que dans la Silicon Valley, à Singapour ou même à Shanghai. Elles déplorent également le fait que l’hétérogénéité des marchés du Vieux Continent freine la croissance des jeunes modèles d’entreprise.

Les différences se reflètent dans les chiffres. Par exemple, la part de l’Europe dans la capitalisation boursière des cent premières entreprises mondiales a diminué de moitié au cours des deux dernières décennies (voir le graphique 1).

  • Au cours de la dernière décennie, 661 start-ups sont devenues des «licornes», c’est-à-dire des entreprises dont la capitalisation dépasse un milliard de dollars américains. 10% d’entre elles seulement sont européennes.
  • Parmi toutes les entreprises d’une capitalisation supérieure à 100 milliards de dollars qui ont été créées au cours des cinquante dernières années, une seule est européenne (SAP, fondée en 1972). 27 d’entre elles ont vu le jour aux États-Unis et dix en Chine.
  • Sur les dix citoyens les plus riches d’Europe, cinq ont hérité d’une grande partie de leur fortune, alors que sur les dix Américains les plus riches, neuf l’ont constituée eux-mêmes. En Chine, pratiquement tous les milliardaires actuels sont partis de zéro.

Le déclin des entreprises européennes n’est pas le fruit du hasard

Pourquoi les plus grandes sociétés européennes ont-elles pris un tel retard ces vingt dernières années? «C’est leur gestion, idiot», répondent certains, ce qui est en partie vrai. Par exemple, le marché des rachats d’entreprises, en particulier celui des OPA hostiles, est presque inexistant en Europe. Par conséquent, les sociétés du Vieux Continent prennent leurs aises. Parallèlement, le fait que la disponibilité du capital soit supérieure aux États-Unis y stimule l’activité d’acquisition ainsi que la propension aux investissements et au risque. L’année dernière, par exemple, les entreprises américaines ont investi des montants inédits dans la numérisation et la productivité grâce à des levées de capitaux tout aussi inédites.

Tandis que les sociétés chinoises prônent une «éthique de travail 996» (de 9 heures du matin à 9 heures du soir, 6 jours par semaine), de nombreux pays d’Europe s’efforcent de réduire les heures de travail, d’accroître la sécurité de l’emploi et d’introduire des systèmes de retraite de plus en plus déconnectés de la réalité, qui ne tiennent pas compte des taux d’intérêt nuls, de l’évolution démographique ni de l’allongement de l’espérance de vie. Mais ce n’est pas tout. Trois autres facteurs au moins ont fait perdre du terrain aux grandes entreprises européennes:

Premièrement, le déclin de celles-ci reflète la faiblesse persistante de la croissance en Europe. Bien que les chefs d’État aient exprimé à plusieurs reprises leur volonté de faire de l’UE la région économique la plus compétitive du monde, l’écart entre leurs aspirations et la réalité s’est creusé. Depuis 2000, la part de l’Europe dans l’économie mondiale a diminué, passant de 35 à 25%.

Deuxièmement, le retard accusé est également imputable au mix sectoriel. La plupart des bénéficiaires de la numérisation se trouvent aux États-Unis et en Asie, tandis que les grandes entreprises européennes les plus performantes sont actives dans des secteurs en très faible croissance tels que la mode, les produits pharmaceutiques, l’énergie, l’alimentation ou l’automobile. Les déclarations d’intention récurrentes des responsables politiques, lesquels entendent renforcer la «nouvelle économie» de l’Europe, relèvent davantage de la propagande électorale que de la réalité.

Enfin, l’hétérogénéité des marchés européens constitue un obstacle naturel à la croissance. Par exemple, ce qui fonctionne bien en Espagne doit encore faire ses preuves en France ou en Pologne. Ce phénomène s’observe également au niveau des modèles commerciaux numériques, qui se concentrent généralement eux aussi sur leur marché national. La Chine et les États-Unis, en revanche, offrent des marchés comparativement plus grands, intégrés et plus homogènes.

Et alors?

On peut à juste titre se demander si le déclin des grandes entreprises européennes représente une véritable perte. En effet, ce sont les PME qui constituent l’épine dorsale de l’économie. En outre, le niveau global de prospérité est élevé, et un retard relatif n’équivaut pas à une perte absolue. Néanmoins, les différences observées entre le PIB réel par habitant des États-Unis et celui de l’Union européenne sont synonymes d’opportunités manquées. Alors que le premier est passé de 45'000 à 56'000 dollars au cours des vingt dernières années, le second reste loin derrière, malgré une augmentation corrigée de l’inflation de 30'000 à 37'000 dollars. Cette progression est principalement attribuable au rattrapage opéré par l’Europe de l’Est. Et même si la plupart des Européens de l’Ouest ne se sont pas appauvris, le nombre d’opportunités économiques qui se sont offertes à eux ces dernières années a été inférieur à celui dont ont bénéficié les Américains.

2. Verre à moitié plein, pas à moitié vide

Bonnes nouvelles et cours avantageux vont rarement de pair en bourse. Par conséquent, on peut sans aucun doute également trouver des opportunités de placement derrière le déclin relatif des grandes entreprises d’Europe. Les investisseurs internationaux ont retiré plus de 150 milliards de dollars des marchés boursiers européens au cours des deux dernières années, comme nous l’avons déjà évoqué la semaine dernière.

Objectivement parlant, cet exode de capitaux accroît l’attrait des marchés boursiers européens. Ceux-ci dégagent de bons rendements et sont faiblement valorisés. L’UE dispose toujours d’une économie solide et mondialisée. Depuis bien des années, elle affiche le plus grand excédent de la balance courante du monde. Le cours de l’euro est bas, le capital bon marché et l’inflation faible. Après un démarrage hésitant, la campagne de vaccination progresse désormais à un bon rythme en Europe. Grâce à la levée des mesures de confinement, le tourisme, les fabricants de biens d’équipement, l’industrie énergétique et le secteur financier ont à nouveau le vent en poupe. Autant de bonnes raisons de considérer le verre comme étant à moitié plein.

Il y a une autre évolution intéressante, qui contraste avec l’exode de capitaux observé sur les marchés boursiers européens: les investissements directs des entreprises américaines en Europe ont augmenté année après année depuis 2000. Voici quelques chiffres:

  • En 2020, les investissements réalisés par les entreprises américaines en Allemagne ont atteint le niveau record de 150 milliards de dollars, soit trois fois plus qu’en 2000.
  • Le stock de capital des entreprises américaines en Europe représente environ 60% de l’ensemble des investissements directs américains à l’étranger, soit quelque 3600 milliards de dollars.
  • Le stock de capital américain en Grande-Bretagne (831 milliards de dollars) est environ trois fois supérieur à l’ensemble des investissements directs américains en Amérique du Sud, au Moyen-Orient et en Afrique (261 milliards de dollars).
  • Même le stock de capital américain en Irlande (2000 milliards de dollars) et en Suisse (1000 milliards de dollars) est nettement plus important que celui se trouvant en Chine (466 milliards de dollars).
  • De manière réciproque, 60% de l’ensemble des investissements directs étrangers aux États-Unis proviennent d’Europe.
  • L’Europe est le plus grand partenaire commercial des États-Unis et, inversement, ceux-ci sont le plus grand partenaire commercial de l’Europe après la Chine.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

Si l’Europe et ses marchés boursiers semblent a priori avoir perdu beaucoup de terrain, l’afflux croissant de capitaux provenant des investissements directs des entreprises contredit les eurosceptiques, à y regarder de plus près, le Vieux Continent reste l’une des principales destinations du monde pour les investissements. À cet égard, la phrase prononcée par Jacques Delors, le grand Européen, se rappelle à mon souvenir de temps à autre: «L’Europe est en meilleure santé que beaucoup ne le croient; sa véritable maladie, ce sont ses pessimistes».

La semaine dernière, j’ai rencontré des entrepreneurs d’Allemagne, des Pays-Bas, d’Italie et de Grèce. Ils comptent parmi ces «champions cachés» qui se sont inlassablement forgé une solide position concurrentielle et mondiale grâce à des stratégies de niche. Rien d’étonnant donc à ce que nos placements européens les ciblent également. Les PME européennes, en particulier, ont fortement internationalisé leurs activités. Alors que les bénéfices découlant de ces dernières ne représentaient qu’un quart du total en 2000, ils en constituent déjà la moitié aujourd’hui. Par exemple, les entreprises européennes ont beaucoup plus de succès en Chine que leurs homologues américaines.

Nous pensons que les marchés boursiers européens offrent aux investisseurs actifs et prudents des opportunités attrayantes à des niveaux avantageux de valorisation. Ceux qui cherchent bien trouveront, en particulier s’ils sont axés sur le développement durable.

Atouts avec lesquels l’Europe peut marquer des points

En étudiant les principales raisons pour lesquelles les entreprises opèrent des placements directs en Europe, nous voyons pourquoi le Vieux Continent offre également de bonnes opportunités aux investisseurs en actions.

  1. On y trouve une importante main-d’oeuvre bien formée, qui travaille pour des salaires relativement intéressants. La Chine est devenue plus chère à cet égard et l’Europe plus avantageuse au cours des deux dernières décennies.
  2. La constitution européenne fondée sur l’État de droit représente un précieux avantage de localisation.
  3. Le marché européen est toujours le deuxième plus grand du monde en termes de ventes.
  4. L’euro est bon marché et le coût du capital faible.
  5. La diversité géographique et culturelle de l’Europe attire les touristes, les voyageurs d’affaires et, bien sûr, les investissements directs. Son multilinguisme offre aussi des avantages.
  6. Le Vieux Continent réunit des compétences fondamentales précieuses, notamment dans les domaines de la construction de machines, de la mécanique et de l’électronique, ainsi que dans le secteur énergétique et dans le design.
  7. Les États européens et l’UE ont mis en place des programmes de relance attrayants pour les investisseurs importants.

Bon timing

L’Europe est la troisième région à sortir des mesures de confinement, derrière la Chine et les États-Unis. Ce n’est donc pas une coïncidence si les marchés boursiers se redressent dans le même ordre: le rallye des places chinoises a été suivi par celui des places américaines. Depuis cette année néanmoins, un vent plus frais souffle sur les marchés boursiers européens (à l’exception de la Suisse, à l’orientation défensive). Nous apprécions plus particulièrement certains champions axés sur la durabilité en Allemagne (cycliques), en Espagne (tourisme, valeurs financières) et en Grande-Bretagne (deep value, biens de consommation).

3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Grâce à son positionnement stratégique et tactique, la House View du Credit Suisse s’est révélée payante avant et après la dernière crise. Nous considérons cette excellente performance à la fois comme un privilège et une responsabilité. Depuis le début de l’année, nous avons poursuivi une stratégie procyclique qui a procuré une grande valeur ajoutée, notamment grâce à notre surpondération importante et prolongée des matières premières. Mais l’euphorie liée à la croissance de ces dernières peut-elle encore s’intensifier? Nous en doutons et préférons nous en tenir au principe «sell on good news, buy on bad news» (vendre quand les nouvelles sont bonnes, acheter quand elles sont mauvaises). Nous avons donc décidé d’abandonner notre très performante surpondération des matières premières pour ramener la part de celles-ci à un niveau stratégique. Ainsi, nous réduisons également le risque global du portefeuille avant l’été, saison où les marchés sont moins liquides, et nous nous estimons très bien positionnés en vue du second semestre.

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