Le moment de se cracher dans les mains – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

8 minutes de lecture

«Combler l’écart»: la course mondiale aux infrastructures. «Build Back Better» aux Etats-Unis: qu’est-ce qui est prévu? Comment les investisseurs peuvent tirer profit du renouvellement des infrastructures.

En scandant «C’est le moment ou jamais de se cracher dans les mains, c’est comme ça qu’on augmente le produit national brut», le groupe «Geier Sturzflug» a été catapulté à la tête du hit-parade en 1982. Sa chanson délicieusement ironique se rappelle à notre souvenir tandis que les responsables de la politique budgétaire de nombreux pays redécouvrent l’attrait des programmes d’infrastructure. Les investisseurs y trouveront diverses opportunités thématiques intéressantes, lesquelles ne sont néanmoins pas dépourvues de risques. Nous étudions donc, à titre d’exemple, le plan américain «Build Back Better» (reconstruire en mieux). Enfin, nous vous faisons part des opinions les plus récentes émises par le Comité de placement du Credit Suisse.   

1. «Combler l’écart»: la course mondiale aux infrastructures

Le premier couplet de la chanson à succès de «Geier Sturzflug» permettrait déjà de tirer un parallèle avec la course aux infrastructures observée actuellement à travers le monde:

«Quand tôt le matin sonne la sirène de l’usine
Et que l’horloge pointeuse pointe au rythme des machines
Quand le soleil néon brille dans le hall de montage
Que la fièvre du turbin monte en nous, fait des ravages
C’est le moment ou jamais de se cracher dans les mains
C’est comme ça qu’on augmente le produit national brut
Ouais ouais ouais ouais c’est le moment de se cracher dans les mains.1»

Dans de nombreux pays, les infrastructures existantes sont à la traîne par rapport aux retombées de l’urbanisation, de la croissance économique et des possibilités technologiques. Il en résulte de mauvais bilans écologiques, une baisse de la qualité de vie, une augmentation des risques au niveau de la sécurité et des coûts supplémentaires pour l’économie générale. Chaque année qui passe sans que des mesures adéquates soient prises peut doubler les coûts imputables à une infrastructure inefficace ou au retard apporté à sa modernisation.

La récente récession a incité les responsables politiques et le secteur privé à réviser leur attitude à l’égard des infrastructures et même à se lancer dans une course mondiale dans le développement de ces dernières. Cette évolution transparaît peut-être également dans la hausse des prix de nombreux matériaux de construction ainsi que dans le manque d’artisans, de semi-conducteurs ou de capacités de transport. Pourtant, le Supertrend «Infrastructure – combler l’écart»2 n’en est qu’à ses débuts. De par sa nature, il durera plusieurs années. En effet, la modernisation des réseaux énergétiques n’est en rien comparable à la construction d’une maison individuelle. Ce facteur à lui seul indique qu’il n’est pas trop tard pour investir dans les thèmes relatifs à ce domaine. 

La plupart des projets d’infrastructure impliquent de nombreux acteurs. Dans le cadre d’une étude très détaillée récemment publiée3, mon collègue Jens Zimmermann a analysé quelques entreprises particulièrement bien positionnées à cet égard et offrant un bon potentiel d’augmentation de valeur.

Bien entendu, tout ne se limite pas aux infrastructures, mais un pays désireux de se développer durablement en dépend. Certes, l’investissement initial est souvent élevé, mais comme le coût du capital est encore faible actuellement, il n’est pas étonnant que les responsables politiques redécouvrent en ce moment les programmes d’infrastructure gouvernementaux après les avoir négligés au cours des dernières décennies, sauf en Chine, laquelle a lancé de nombreux projets d’infrastructure en dehors de l’initiative «Belt and Road» (nouvelle route de la soie). Le grand «Plan de relance pour l’Europe» et le programme «Build Back Better» (BBB) de l’administration Biden promettent une véritable «reconstruction» à la fois économique et sociale. Ils apportent également une contribution à la lutte contre le changement climatique et mettent en évidence un solide leadership politique. Pour réussir, les gouvernements misent globalement sur une collaboration étroite entre les secteurs public et privé. En effet, les «partenariats public-privé» (PPP) tirent profit de l’expertise et de l’expérience des parties impliquées. Mais leur complexité peut revêtir des risques importants (en matière de gouvernance notamment), que les investisseurs doivent analyser avec soin. 

En résumé: la prise en compte des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) est dans une certaine mesure une «condition sine qua non» pour les placements dans ce Supertrend mondial de grande actualité.

2. «Build Back Better» aux Etats-Unis: qu’est-ce qui est prévu?

Le plan de sauvetage américain de 1’900 milliards de dollars récemment adopté, qui a notamment permis d’envoyer un chèque de 1’400 dollars à 75% des ménages privés américains, sera suivi en octobre prochain par le plan «Build Back Better» (reconstruire en mieux), un programme politique de l’administration Biden. Doté d’un budget de 2’300 milliards de dollars, ce serait de loin du plus grand projet budgétaire américain depuis le «New Deal» de Franklin D. Roosevelt, un plan correspondant à 40% de la performance économique annuelle de l’époque, qui a apporté une contribution déterminante aux efforts déployés pour surmonter la récession qui a frappé les Etats-Unis de 1933 à 1939. Bien que le programme BBB ne représente «que» 11% de l’économie américaine actuelle, dont les proportions sont sans commune mesure avec celles d’alors, il poursuit un but similaire tout en faisant d’une pierre trois coups: premièrement, la création d’emplois attrayants aux Etats-Unis. Deuxièmement, l’amélioration des infrastructures relatives à la mobilité, à l’électricité, à l’eau et à l’éducation doit contribuer à la réalisation des objectifs climatiques «ramenés à la vie» par l’administration Biden. Troisièmement, le plan BBB veut donner tort à ceux qui craignent que la monnaie hélicoptère ne serve principalement qu’à stimuler une poussée unique de consommation. Il constitue un exemple type de promotion de la compétitivité et de la croissance durable. 

Le graphique 1 illustre les principaux domaines d’investissement de ce plan. 

D’où vient cette soudaine confiance aux Etats-Unis?

Alors que les programmes d’infrastructure gouvernementaux ont souvent été revus à la baisse, contestés ou rejetés par le passé, la proposition actuelle a de bonnes chances d’être votée. En effet, elle est soutenue non seulement par la très faible majorité démocrate dans les deux chambres du Congrès, mais aussi par l’opinion bipartisane selon laquelle des infrastructures modernes revêtiront nettement plus d’importance à l’avenir que dans la «vieille économie». La propension à investir dans ce domaine à travers la politique budgétaire a également augmenté du fait de la pandémie. Pour financer les dépenses, le gouvernement américain mise à la fois sur la contraction de nouvelles dettes, sur une augmentation du taux d’imposition des entreprises (de 21 à 28%, qui reste inférieur à celui de 35% adopté par l’administration Obama), sur des taxes d’incitation environnementales et sur une imposition mondiale minimale des sociétés qui ne paient actuellement presque pas d’impôts au Trésor américain en dépit des bénéfices élevés qu’elles réalisent à l’étranger. Ces mesures sont bien accueillies par la population. 

Green New Deal

Près d’un tiers de ce budget est réservé à l’amélioration de l’empreinte environnementale des infrastructures américaines vétustes. J’ai récemment participé à une vidéoconférence donnée par John Kerry, le représentant américain pour le climat, et j’ai été impressionné par sa détermination et sa capacité à mobiliser de nombreuses forces des secteurs public et privé en faveur du «Green New Deal» (nouvelle donne écologique), une initiative qu’il ne faut pas sous-estimer. 

Elle entend ni plus ni moins transformer en profondeur l’économie américaine, son objectif étant de réduire considérablement l’empreinte écologique de celle-ci. Elle vise par exemple à poser les jalons nécessaires pour que les Etats-Unis couvrent plus de 80% de leurs besoins énergétiques à partir de sources renouvelables d’ici à 2035. Le pays veut assumer un rôle de pionnier mondial en matière de politique environnementale, une ambition qu’il n’a jamais manifestée auparavant.  

Selon cette initiative, il faut que l’économie américaine mise davantage sur les logiciels plutôt que sur le matériel, sur l’innovation plutôt que sur la fabrication, sur les énergies renouvelables plutôt que sur les énergies fossiles. En résumé, elle doit investir dans l’avenir plutôt que dans le présent. 

Y parviendra-t-elle? Qui sait? Le graphique 2 illustre les principaux domaines d’investissement du «Green New Deal», lequel est intégré dans le plan BBB.

L’initiative accorde une importance particulière aux investissements dans les secteurs actuellement responsables de la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre néfastes pour le climat: transports, électricité et bâtiments. En effet, il n’est possible de réaliser les objectifs de l’accord de Paris que dans leur globalité. Une enveloppe de 174 milliards de dollars américains est destinée à l’électrification des moyens de déplacement, le but étant de propulser à l’électricité au moins 20% des bus scolaires d’ici à 2030 et d’éliminer le plus possible le diesel en tant que carburant des transports publics. L’objectif visant une production d’électricité climatiquement neutre d’ici à 2035 implique une transformation radicale de cette production aux États-Unis (voir le graphique 3).  

La modernisation des réseaux électriques, vétustes en comparaison internationale, revêt une importance similaire à la transformation de la production d’électricité aux Etats-Unis. Non seulement ces réseaux enregistrent de fortes pertes de distribution, mais les étincelles produites par les courts-circuits provoquent également des incendies de forêt tous les étés. Leur renouvellement s’autofinancera tôt ou tard, qu’il soit motivé par l’amélioration de l’efficacité de la distribution ou par la réduction des dommages connexes. 

De grands investissements d’un montant total de 111 milliards de dollars américains sont également prévus dans l’approvisionnement en eau. Là aussi, il s’agit d’éviter les pertes de distribution, de promouvoir une utilisation de l’eau respectueuse des ressources en remplaçant les redevances forfaitaires par des tarifs basés sur la consommation, mais aussi de renouveler entièrement le réseau de canalisations afin d’en éliminer le plomb, néfaste pour la santé. En outre, il est urgent de rénover de nombreux barrages ainsi que les dispositifs de protection contre les crues, et de moderniser les systèmes d’évacuation des eaux usées. Là encore, certains investissements s’autofinanceront, car le gaspillage d’eau est actuellement considérable outre-Atlantique, en particulier dans les États affichant une faible pluviométrie et où de nombreux utilisateurs, notamment les agriculteurs, ne paient qu’une redevance par habitant faute de compteurs d’eau.

Que se passe-t-il dans le reste du monde?

Si la Chine est le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables et d’autres infrastructures, notamment parce qu’elle souhaite s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis des ressources importées, aucun pays n’observe encore le calendrier de réalisation des objectifs fixés par l’accord de Paris sur le climat, ce qui n’a d’ailleurs rien d’étonnant. Alors que l’UE avait déjà prévu un «Green Deal» en 2019 et la neutralité climatique d’ici à 2050, pas un seul des cinquante paquets législatifs annoncés n’est prêt à être voté. Même la tentative de définir un objectif intermédiaire commun a échoué, notamment en raison du veto imposé par le puissant lobby polonais du charbon. 

La pandémie de COVID-19 a néanmoins ouvert des portes à l’UE dans ce domaine: pour la première fois, ses membres ont créé une facilité financière commune de pas moins de 750 milliards d’euros, dont 37% est destiné aux investissements «verts». De manière générale, la crise sanitaire a renforcé, dans le monde entier, la volonté politique d’opérer des investissements d’infrastructure proposés par les gouvernements, que ces dépenses servent avant tout à soutenir la conjoncture ou à promouvoir la transition énergétique.

3. Plans de relance à travers le monde: comment les investisseurs peuvent tirer profit du renouvellement des infrastructures

Les investissements thématiques qui profiteront du développement d’infrastructures modernes sont attrayants, notamment parce que ce Supertrend devrait durer de nombreuses années et que beaucoup de «champions mondiaux inconnus» s’ajoutent aux entreprises bien établies qui tireront parti de cette évolution. Dans son étude, mon collègue Jens Zimmermann précise quelques thèmes et cite des entreprises.

«Briques et mortier»

Cette activité à forte intensité capitalistique est profitable non seulement pour les leaders du marché international qui proposent des solutions globales sur mesure d’un seul tenant, mais aussi pour de nombreux «champions mondiaux inconnus» et des prestataires innovants sur des marchés de niche. Les Pays-Bas, avec le soutien de l’UE, financent par exemple de nouveaux modèles de construction routière qui remplacent l’asphalte par des bouteilles en PET recyclées, une formule qui promet d’être moins chère, plus durable et plus respectueuse du climat4. En Norvège5 et en Autriche6, des fonds de l’UE ont été utilisés pour financer la construction d’immeubles en bois technologique qui devraient être plus durables que le béton, aussi résistants que l’acier et meilleur marché. Les investisseurs professionnels ou expérimentés prennent des positions dans ces entreprises, souvent par le biais de fonds de private equity spécialisés.

Bâtiments intelligents

De sa planification à son exploitation, un bâtiment recèle aujourd’hui beaucoup plus de technologie qu’auparavant. La production mondiale de béton, par exemple, a d’énormes répercussions sur l’environnement: émissions de CO2, pénurie de sable et dégradation écologique. Mais il existe des solutions alternatives (le bois). Les bâtiments intelligents et durables permettent souvent de réaliser davantage d’économies de coûts et de ressources que les constructions conventionnelles.  

Mobilité intelligente

Il ne s’agit pas seulement de remplacer les moteurs à combustion par d’autres formes de propulsion. Les solutions du futur en matière de déplacements se distingueront avant tout par une gestion intelligente du trafic, laquelle accroîtra la mobilité et la sécurité, fera gagner du temps et de l’argent et permettra de réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Dans les villes à forte densité de population, ce ne sont pas les nouvelles routes qui résoudront les problèmes de circulation, mais des concepts de mobilité intelligente, qui nécessiteront l’installation de capteurs pratiquement partout, une infrastructure de données puissante telle que la 5G, et la connexion d’émetteurs de données constants et mobiles comme les smartphones et les systèmes de navigation. Des exemples prometteurs montrent que des petits investissements peuvent avoir parfois une grande portée. C’est ainsi qu’en Chine, il existe déjà des «routes solaires» qui permettent aux véhicules électriques munis de l’équipement correspondant de se recharger. En outre, les marquages routiers fluorescents sont susceptibles de réduire le coût de l’éclairage et de guider les véhicules autonomes (voir l’illustration 4).

Transition énergétique

La tendance en faveur des énergies renouvelables est soutenue par de nombreux facteurs. D’une part, le rapport prix-efficacité de ces sources d’énergie s’améliore. Les systèmes photovoltaïques sont aujourd’hui 90% meilleur marché et beaucoup plus performants que dans les années 1970. Dans certains pays, ils constituent déjà la source d’électricité la moins chère. Parallèlement, les combustibles fossiles tels que le charbon, le pétrole et le gaz émetteurs de CO2 renchérissent de plus en plus du fait des certificats d’émission, des redevances et des taxes d’incitation.

Réseaux d’électricité et d’eau

Qu’il s’agisse d’électricité, d’eau ou de marchandises, il est possible d’améliorer considérablement l’efficacité de leur transport. Cela concerne notamment le réseau électrique vétuste des États-Unis, mais aussi les canalisations d’eau britanniques et galloises datant de l’époque victorienne, lesquelles perdent environ trois milliards de litres d’eau par jour en raison des fuites8. Heureusement, il n’est pas nécessaire de remplacer tous les tuyaux. La technologie (science des matériaux, capteurs ou robotique) permet de localiser rapidement les sections défectueuses et de les réparer à moindre coût.

4. Point de vue récent du Comité de placement du Credit Suisse

Comme les marchés financiers anticipent un grand nombre d’évolutions positives, leurs valorisations sont élevées (notamment celles des obligations d’Etat) et leur volatilité faible. Mais même si une consolidation semble inévitable, plusieurs facteurs laissent penser que la hausse des actions mondiales se poursuivra à moyen terme, mais incitent à déconseiller de trop «timer» le marché. La politique monétaire est et restera plus expansionniste qu’elle ne l’a été depuis bien des années. Le système financier mondial est submergé de liquidités, lesquelles font bouger les marchés. Les institutions de prévoyance doivent, bon gré mal gré, remanier leurs portefeuilles pour accroître leur part d’actions. L’euphorie observée en lien avec le rallye boursier n’est que marginale et ne concerne pas la majorité des acteurs. 

Parallèlement, nous estimons que la grande réorientation opérée en faveur des titres de valeur, aux dépens des titres de croissance, revêt toujours beaucoup de potentiel. Les thèmes cycliques relatifs aux infrastructures devraient pouvoir profiter encore longtemps de valorisations et de rendements attrayants, ainsi que d’un solide soutien politico-social. 

Nous maintenons notre allocation d’actifs actuelle sans opérer de changements.

 

1 Source de la traduction française: https://www.bide-et-musique.com/song/3995.html
2 Supertrend du Credit Suisse: Infrastructure
3  Si vous vous intéressez à des études du Credit Suisse telles que celle-ci, veuillez vous adresser à votre conseiller, qui se fera un plaisir de vous aider.
4  Plastic Road: Circular and modular made from recycled plastic 
5  Moelven: Mjøstårnet, the world’s tallest timber building 
6  HoHo Wien
7  Volvo Construction Equipment (2018): Five Roads of the Future
8 BBC News (18. August 2020): Tracking down three billion litres of lost water

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