L’Afrique prête à prendre son envol – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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 L’Afrique est pleine de contradictions, secouée par les crises et pourtant solide, pauvre mais dotée de grandes richesses.

Cette semaine, je vous écris en télétravail depuis l’Ouganda, sur les rives du Nil. Ce changement d’horizon m’incite à braquer les projecteurs sur l’Afrique, dont les sociétés jeunes et actives sont synonymes d’un développement et d’une urbanisation dynamiques et tournés vers l’avenir, bien que mal gérés et parfois chaotiques. En dépit de tous les problèmes, on rencontre également beaucoup d’optimisme. L’Afrique est pleine de contradictions, secouée par les crises et pourtant solide, pauvre mais dotée de grandes richesses, animée par l’esprit d’entreprise et d’innovation mais empêtrée dans de petites structures, continent à la fois le plus ancien et le plus jeune du monde.

1. «La perle de l’Afrique» et le «coeur de l’Europe»

Cette semaine, je me trouve une fois de plus auprès de la fondation d’aide à l’enfance, Kids of Africa1, que j’ai créée sur les rives du lac Victoria en Ouganda alors que j’étais un jeune idéaliste de 30 ans. Depuis 21 ans maintenant, plus d’une centaine d’enfants orphelins ou initialement sans abri vivent, apprennent et travaillent dans des familles d’accueil stables. Mes visites régulières ont façonné ma vision de l’Afrique. Aujourd’hui, le village est un petit paradis, comme l’ont déjà découvert de nombreuses espèces d’oiseaux, dont l’Ouganda recense plus d’un millier. Au moment où j’écris ces lignes, des turacos, des martins-pêcheurs huppés et une famille d’aigles pêcheurs gazouillent et crient dans les cimes des arbres. Malgré toute cette animation, le pays est un havre de paix pour les visiteurs. Un changement de décor que l’on peut difficilement imaginer plus contrasté. Saviez-vous d’ailleurs qu’en dehors de leurs grandes différences, la Suisse et l’Ouganda avaient des points communs? Permettez-moi d’en citer trois:

Deux pays enclavés

L’Ouganda et la Suisse sont des pays enclavés, montagneux, plurilingues, pauvres en matières premières, qui dépendent de leur capital humain et de leur compétitivité économique. Alors que la Suisse se voit attribuer l’épithète de «coeur de l’Europe», Winston Churchill a qualifié l’Ouganda de «perle de l’Afrique». Ce sont des pays hospitaliers, dotés de paysages splendides. Et dans les deux cas, les Britanniques ont joué un rôle important bien que très différent. Ils ont marqué le réel coup d’envoi du tourisme en Suisse et ont contrôlé le protectorat de l’Afrique orientale britannique, qui englobait également l’Ouganda.

L’eau: un facteur économique

L’Ouganda et la Suisse sont les points de départ des voies navigables les plus importantes de leurs continents respectifs, cours d’eau dont ils sont également limitrophes. Le puissant Nil, qui coule du lac Victoria en Ouganda jusqu’en Égypte, est à l’Afrique ce que le Rhin est à l’Europe. Les deux pays abritent également des chutes d’eau qui comptent parmi les plus majestueuses de leur continent: les chutes du Rhin près de Schaffhouse et les chutes Murchison en Ouganda. Rien d’étonnant donc à ce qu’une grande partie de l’électricité produite en Suisse et en Ouganda provienne de l’énergie hydraulique, à raison de près de 60% pour la première et de plus de 85% pour le second.

Féérie des glaciers et des sommets

Ce qui m’enchante toujours, c’est que l’Ouganda et la Suisse possèdent certains des plus beaux itinéraires de randonnée de montagne du monde. Pourtant, les voies d’ascension féériques et les panoramas époustouflants du Pic Marguerite ougandais (5109 mètres, plus haut sommet non volcanique d’Afrique) sont toujours réservés aux initiés, contrairement à la vue tout aussi spectaculaire que les alpinistes découvrent depuis le Cervin. Les bonnes années, le paysage paradisiaque du Pic Marguerite n’attire que 300 touristes, tandis que le Kilimandjaro, une montagne volcanique beaucoup moins attrayante, sait bien mieux se vendre et accueille annuellement une caravane bigarrée de plus de 30'000 mordus d’escalade.

Grandes différences

En Ouganda, on m’aborde souvent en me taquinant avec ce dicton: «En Suisse, on a des montres, en Ouganda, on a du temps». Il est certain que les deux pays présentent d’énormes différences. Aujourd’hui, la Suisse est l’une des économies les plus riches et les plus compétitives du monde, alors qu’au XIXe siècle, elle était encore aussi pauvre que l’Ouganda de nos jours. Les taux d’inflation bas et le très faible taux de chômage permettent à une grande partie de la société de participer à la prospérité du pays. L’État de droit et la bonne gouvernance des entreprises sont considérés comme quelque chose qui va de soi. Les infrastructures suisses en matière de mobilité, d’énergie et d’éducation sont excellentes, tout comme la représentation diplomatique de la Confédération helvétique à travers le monde. En outre, la Suisse a de «bons voisins» avec lesquels elle pratique le libre-échange avec succès.

Il est bien connu que l’Ouganda n’a rien de tout cela. Néanmoins, le pays porte avec fierté et confiance son qualificatif de «perle de l’Afrique», un phénomène sans doute lié à sa démographie. La plupart de ses habitants sont jeunes, voire très jeunes par rapport à ceux de la Suisse, laquelle affiche un taux de dépendance des jeunes (rapport entre les moins de 20 ans et la population active) de 33% et un taux de dépendance des personnes âgées (rapport entre les plus de 65 ans et la population active) de 30%, contre respectivement 90% et 4% en Ouganda, qui compte 40 millions d’habitants.

Bobi Wine, un rappeur des bidonvilles de 39 ans, a perdu, avec 35% des voix, l’élection présidentielle ougandaise de cette année contre Yoweri Museveni, le président de longue date, après une campagne agitée par des troubles. Bobi Wine incarne les grands espoirs des jeunes. Si la démographie est synonyme de destin, alors l’Afrique ne possède certainement pas le présent, mais peut-être l’avenir, c’est du moins ce qu’espèrent de nombreux Africains. L’ONU estime qu’elle comptera 2,5 milliards d’habitants en 2050. Dès lors, près d’un bébé sur deux dans le monde naîtra en Afrique. Ce chiffre explique à lui seul pourquoi l’Europe a intérêt, d’un point de vue stratégique, à ce que ce continent connaisse un développement économique et social favorable, car ce sera la seule façon d’inverser durablement l’émigration et la «fuite des cerveaux».

Il est bien connu que la Suisse a fait elle aussi l’expérience d’une inversion de sa situation entre les XIXe et XXe siècles, passant du statut de pays d’émigration très pauvre à celui de pays d’immigration le plus prospère d’Europe sur le plan économique.

2. Afrique émergente: comment les investisseurs créent de la valeur

Stagnation des marchés des actions

Comparées au potentiel et à la taille de l’Afrique, les places boursières de celle-ci ressemblent pour la plupart à des musées, ou peu s’en faut. Lors de l’une de mes visites, j’ai constaté que mes actions papier étaient conservées dans un coffre-fort en fonte, ouvert, datant du XIXe siècle. Sur les 29 bourses que compte le continent, celles du Caire (1883), de Johannesburg (1887) et de Casablanca (1929) sont les plus anciennes. La capitalisation boursière des marchés africains réunis correspond à quelque 1300 milliards de francs suisses, à savoir moins du double de celle de Facebook et moins que celle du marché helvétique. L’Afrique du Sud représente à elle seule 80% de la capitalisation boursière totale du deuxième plus grand continent. Le Cap de Bonne-Espérance recèle l’économie la plus riche, la plus développée et la plus compétitive d’Afrique.

Une comparaison de l’indice MSCI Emerging Frontier Markets Africa avec celui d’autres marchés frontières est édifiante: les actions africaines ont fait figure de lanterne rouge ces dernières années. L’indice a perdu 3,5% en 2020 également, alors que d’autres marchés frontières ont gagné 18%.

Entrepreneuriat dynamique

Mais l’analyse des marchés boursiers fait passer à côté de l’essentiel. En Afrique, ce ne sont pas les investisseurs qui mènent la danse, mais les entrepreneurs, sans oublier les gouvernements bien sûr. Si les places boursières du continent peuvent sembler vivre hors du temps, les innombrables petites entreprises, les sociétés familiales prospères et les start-ups fintech sont très dynamiques et agiles. Certaines sont en avance sur leurs concurrents américains à bien des égards. Par exemple, les paiements par téléphone portable (relégués dans un avenir lointain pour la cryptomonnaie de Facebook «Diem», ex-Libra) sont depuis longtemps quelque chose de courant à Nairobi, Lagos, Dakar et Accra. L’année dernière, ces quatre capitales ont attiré un montant total de capital-risque, principalement américain, de près de deux milliards USD. Le marché de l’«edutainment» et de l’enseignement à distance est également en pleine croissance en Afrique.

Le cabinet de conseil en gestion McKinsey possède ses propres bureaux dans 7 pays d’Afrique. Ses consultants ont un bon sens des affaires. On peut trouver dans n’importe quel bidonville du continent un plus grand esprit d’entreprise associé à un mélange d’innovation et d’improvisation que dans les banlieues européennes. Le problème, c’est que la plupart des modèles commerciaux et des entreprises sont très modestes et qu’il est difficile de leur faire atteindre une taille rentable. Ce phénomène s’explique par les défaillances de gouvernance, le manque d’infrastructures et les barrières commerciales. En Afrique, les entrepreneurs sont à la fois libres et embarrassés de milliers de chaînes. Ceux qui réussissent à percer n’entrent généralement pas en bourse. Je connais de nombreux entrepreneurs qui font preuve d’un grand sens des affaires et d’un bon leadership sur les marchés africains des biens de consommation en pleine croissance, mais qui ne pensent pas une seule seconde à une introduction en bourse. Est-ce une question de génération? Peut-être.

Avance de la Chine sur les Européens en Afrique

L’Afrique n’est pas seulement pleine de contradictions, c’est aussi un continent souvent mal compris. Bien sûr, cela tient au fait qu’elle est économiquement pauvre, que ses marchés sont peu développés et que sa culture est très particulière. Mais elle revêt un grand potentiel et n’est absolument pas homogène. Ce qu’il faut, comme je l’ai dit, c’est un développement durable adapté aux conditions spécifiques de chacun de ses 54 États.

Quelle que soit la manière dont on observe les choses, la seule grande économie qui investit de manière substantielle en Afrique et y stimule ainsi le développement, c’est la Chine. Sa nouvelle route de la soie (initiative «Belt and Road») est peut-être accueillie avec scepticisme par les riches pays occidentaux, mais elle soutient l’emploi, les revenus, la croissance des activités et, aspect non négligeable, la réputation de l’Empire du Milieu en Afrique. La Chine y a investi près de 150 milliards de dollars ces dernières années, principalement dans les infrastructures de mobilité, d’énergie, de communication et d’eau, ainsi que, bien sûr, dans les mines et l’industrie minière. Il est fort possible qu’une grande partie de ces crédits ne soient jamais remboursés par les pays débiteurs. Mais l’utilité de ces investissements demeure, car ils rendent possible le développement là où il n’y avait ni électricité, ni routes, ni ports auparavant. Du point de vue européen, il est évident que rester un simple spectateur de cette évolution est susceptible d’être plus nuisible que bénéfique. Néanmoins, je connais une bonne dizaine de «champions cachés» helvétiques en Afrique de l’Est qui ont réussi à s’y implanter sans trop de difficultés, créant des emplois qualifiés et des revenus tout en réalisant de bonnes affaires sur ces marchés en croissance malgré la crise actuelle. Des chaînes de mode internationales ont établi des unités de production en Éthiopie et au Maroc, et elles ont récemment adapté des designs africains également. Et tous les grands fabricants de biens de consommation produisent et vendent au Nigeria: boissons gazeuses de Coca Cola, électronique grand public de Samsung, denrées alimentaires de Nestlé, produits d’hygiène d’Unilever, etc.

Le meilleur investissement

Pour conclure, je tiens à révéler le domaine d’investissement qui me tient particulièrement à coeur en Afrique: il s’agit de l’éducation, le fondement des apprentissages, des emplois, des activités indépendantes – et de l’autonomie des femmes (qui, selon les études réalisées, gèrent l’argent avec plus de parcimonie que les hommes et l’utilisent avant tout pour nourrir leur famille). Ces vingt dernières années, j’ai observé la différence apportée par l’éducation en Ouganda, où la «fuite des cerveaux» est moins prononcée qu’ailleurs en Afrique. On attribue à John F. Kennedy la phrase suivante: «Il n’y a qu’une chose plus chère que l’éducation, c’est l’absence d’éducation». Certes, ceux qui donnent à d’autres l’accès à la formation n’en retirent initialement pas grand-chose au sens strict. Mais vingt années d’activité en faveur du développement en Ouganda ont changé mon point de vue à cet égard. J’estime qu’investir dans l’éducation est la chose la plus judicieuse que l’on puisse faire (aussi) avec un placement. La formation crée des emplois et favorise donc la prospérité, les connaissances, la consommation et, partant, la création de nouveaux emplois...

3. Afrique inconnue: trouvailles musicales des «Addis’ Swinging Sixties»

L’Afrique possède de vastes et nombreuses traditions musicales, mais beaucoup d’entre elles sont peu documentées. On trouve des trésors exceptionnels dans les enregistrements de groupes éthiopiens des années relativement libérales allant de 1969 à 1975. À l’époque, l’empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié, était un vieil homme doux qui tolérait la musique de danse et les discothèques d’inspiration occidentale. Grâce à leurs liens avec leurs communautés exilées aux États-Unis, les musiciens éthiopiens, en particulier, ont procédé à d’intenses échanges culturels. Addis-Abeba est rapidement devenue un haut lieu du rythme, attirant des musiciens et des jeunes de tout le pays. De grands artistes tels que Alèmayèhu Eshèté3 (le James Brown éthiopien) ou Tèsfa-Maryam Kidané4 (au style très personnel mélangeant rythmes d’Afrique de l’Est, motown, funk et soul) ont créé un crossover vibrant de mélodies éthiopiennes, qui rappelle aussi un peu Bill Evans, Jackie Wilson et parfois même Maurice Ravel. Ces dernières années, le label français Buda Musique a eu le mérite de redonner vie à ces trésors «vintage», dont certains avaient été enregistrés sur des cassettes. Écoutez-les.

Ou alors oubliez les playlists «Peaceful Piano» de Spotify et plongez-vous un instant dans les récitals de piano de la virtuose du groove Tsegué-Maryam Guèbrou5, dont les enregistrements datés de 1963 n’échappent pas aux grésillements. Ces compositions se distinguent par leur présence inchangée, leur rythme et leur caractère unique, un phénomène qui m’impressionne profondément à chaque fois, surtout aujourd’hui, alors que je les savoure sur les rives du lac Victoria, sur fond de gazouillis d’oiseaux.

Sur ce, je prends congé de vous pour une semaine de vacances. La prochaine lettre d’information paraîtra le vendredi 5 mars 2021.

 

2 Brautigam, Deborah, Jyhjong Hwang, Jordan Link et Kevin Acker (2020) «Chinese Loans to Africa Database», Washington, DC: China Africa Research Initiative, Johns Hopkins University School of Advanced International Studies

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