Les échos de l’histoire en Europe centrale

Robert Skidelsky, Université de Warwick

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Viktor Orbán a décidé de la fermeture de l’Université d’Europe centrale, établissement fondé par George Soros (photo), sa bête noire.

Orbán accuse notamment Soros, né en Hongrie, «de chercher à détruire la civilisation européenne en soutenant l’immigration illégale». © Keystone

Le 3 décembre 2018, l’Université d’Europe centrale a annoncé qu’elle relocaliserait à partir de septembre 2019 ses enseignements de Budapest à Prague. Le gouvernement du Premier ministre hongrois Viktor Orbán a en effet décidé de la fermeture de l’UEC, établissement fondé par George Soros, la bête noire d’Orbán. «L’éviction arbitraire d’une université renommée constitue une violation flagrante de la liberté académique», a déploré le recteur de l’université, Michael Ignatieff. «C’est un jour sombre pour l’Europe, et un jour sombre pour la Hongrie».

Certainement pas pour Orbán, qui, comme l’a rapporté le New York Times, «considérait depuis longtemps cet établissement comme un bastion du libéralisme, représentant une menace pour sa vision de la création d’une 'démocratie illibérale'». La «volonté d’Orbán de procéder à cette fermeture a été renforcée par le lien unissant l’établissement à M. Soros», que le Premier ministre hongrois «diabolise depuis des années». Orbán accuse notamment Soros, né en Hongrie, survivant de l’occupation nazie et de la Shoah, «de chercher à détruire la civilisation européenne en soutenant l’immigration illégale».

La Hongrie rêvait du statut de nation
bien avant de devenir un État.

Mark Twain est souvent cité pour sa formule «L’histoire ne se répète pas, mais elle produit souvent des échos». Triste constat, notre génération est sourde aux enseignements de l’histoire. La plupart de ceux qui parcourent les livres d’histoire le font pour se divertir, pas pour s’instruire. L’Union européenne constitue le symbole d’une démarche consistant à surmonter le passé en se traçant un avenir fondé sur les connaissances scientifiques et économiques, plutôt que sur les enseignements historiques. Or, un certain nombre d’évolutions récentes, et pas seulement en Hongrie, font écho à des idées et discours que la plupart d’entre nous pensions abandonnés depuis des décennies.

Le brillant ouvrage récent de Norman Stone intitulé Hungary: A Short History est une mise en garde contre notre tendance à oublier l’histoire. Il décrit un pays qui n’a jamais véritablement «rattrapé» l’Occident, et qui par conséquent ne s’est jamais «installé» dans une existence post-nationaliste apaisée. L’influence modernisatrice de l’industrialisation a toujours été engloutie par des problématiques de frontières, de religions, de langues et de nationalités.

La Hongrie rêvait du statut de nation bien avant de devenir un État. La structure de classe a pris une forme typiquement est-européenne: propriétaires germaniques, classe commerçante et financière juive, et classe paysanne pour la population native. Une langue hongroise normalisée a été instaurée au XIXe siècle, avant même que les «paysans et curés de campagne» ne sachent la parler. Mais le sentiment d’une nation hongroise est apparu trop tardivement – et a subi trop de frustrations – pour pouvoir être réconcilié avec une plus large identité européenne. Par ailleurs, à la différence du cas allemand, ce nationalisme n’a pas été discrédité par un désastre auto-infligé.

Aux XVIe et XVIIe siècles, disparaît le royaume médiéval catholique des Magyar de Hongrie, dont le territoire sera divisé entre l’islam et le protestantisme. Il sera pour la première fois conquis par les Ottomans, puis incorporé à l’empire des Hasbourg, avant de resurgir en tant que puissance à la fois majeure et mineur, avec la création en 1867 de la double monarchie austro-hongroise.

La Hongrie n’est pas suffisamment étendue pour peser sur la scène européenne,
mais pas assez réduite pour entrer dans le moule post-nationaliste.

Le traité de Trianon (1920) officialise la dislocation de l’empire austro-hongrois en différentes parties «nationales» (dont la très réduite Hongrie), globalement en phase avec le principe d’«autodétermination nationale» de Woodrow Wilson, mais laisse de côté d’importantes minorités insatisfaites en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Sur ces trois États successeurs, seule la Tchécoslovaquie parviendra à instaurer une démocratie stable – mais seulement en maintenant les Hongrois (et encore beaucoup plus de Germains ethniques) à l’écart du gouvernement.

De 1920 à 1944, la Hongrie sera gouvernée par un dictateur, l’amiral Miklós Horthy. Lors du deuxième arbitrage de Vienne, en 1940, Hitler rend la Transylvanie roumaine à la Hongrie, en échange d’une adhésion hongroise à l’Axe. Après 1945, la Hongrie retrouve ses frontières de 1920, théoriquement indépendante mais en réalité partie intégrante des «démocraties populaires» du bloc soviétique. Elle regagnera sa souveraineté en 1989, et rejoindra l’Union européenne en 2004. Sous son actuelle forme tronquée, la Hongrie n’est pas suffisamment étendue pour peser sur la scène européenne, mais pas assez réduite pour entrer dans le moule post-nationaliste.

Stone évoque avec beaucoup de justesse la question du rôle des juifs dans l’histoire hongroise. Bien que la contribution des juifs à la Hongrie moderne ait été «éminemment positive» en termes de culture, de pensée et de développement économique, certains «côtés sombres» ont malheureusement conduit à l’ancrage de l’antisémitisme. La capacité des juifs émancipés à renaître sous quelque forme nécessaire face aux circonstances est venue alimenter le grand mythe conspirationnel antisémite. Pas moins de 28 des 36 dirigeants de la brève République soviétique de Hongrie de 1919 étaient juifs. Ceci a donné naissance au fascisme hongrois, puis à la déportation et à l’extermination de plus de 400'000 juifs en 1944. Les juifs qui ont survécu ont par ailleurs joué un rôle majeur dans le régime staliniste de Mátyás Rákosi entre 1949 et 1956.

 Il faut connaître l’histoire pour comprendre pourquoi
une solution à taille unique ne convient pas à tous.

La montée en puissance – ou plus précisément le retour – de la «démocratie illibérale» dans certaines régions d’Europe aujourd’hui est pour nous surprenante, dans la mesure où elle réfute le discours dominant autour du progrès. Mais la surprise réside moins dans la réapparition des convictions et préjugés d’autrefois que dans la croyance libérale selon laquelle ces convictions et préjugés seraient facilement surmontables. Notre théorie du progrès est unidirectionnelle. Elle associe l’avancée de la civilisation à l’avancée de la connaissance. Or, comme le fait valoir le philosophe politique John Gray, en matière éthique et politique, contrairement aux sciences naturelles, les enseignements entendus ne deviennent pas nécessairement des enseignements acquis. Aux États-Unis mêmes, la torture a fait sa réapparition pendant la présidence Bush, tandis que Trump incarne clairement une forme de régression.

De même, différents pays n’apprennent pas nécessairement la même chose. C’est pourquoi il est si important de prêter attention à leur histoire particulière. Pour comprendre comment 17,4 millions d’électeurs en Grande-Bretagne ont pu voter la sortie de l’UE, il ne suffit pas d’expliquer qu’ils seraient «laissés pour compte» ou peu instruits. Il faut connaître l’histoire britannique pour comprendre pourquoi une solution à taille unique ne convient pas à tous.

Deux échos de l’histoire résonnent dans la politique actuelle de la Hongrie: nationalisme et antisémitisme. Il n’est pas absurde d’établir certains parallèles avec le fascisme de l’entre-deux-guerres. Mais la résonnance d’un écho ne signifie pas la répétition de l’histoire. Il n’existe pas de parallèle entre la situation actuelle et la crise existentielle de la civilisation européenne qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment anti-Soros est une pâle version de l’antisémitisme classique. Avec un minimum de bon sens, les libéraux devraient parvenir à faire taire les vieilles rengaines. Tout ce qui a été commis dans l’histoire ne saurait être pardonné. Mais nous ne devons pas non plus négliger l’histoire en tant que présage d’un futur tout autre.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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