Le protectionnisme pour les libéraux

Robert Skidelsky, Université de Warwick

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Les libéraux devraient éviter de s’attaquer au protectionnisme trumpien tant qu’ils n’auront pas quelque chose de mieux à proposer.

La révulsion des libéraux face aux politiques rudes et insidieuses du président américain Donald Trump s’est accentuée jusqu’à se transformer en une défense rigide de la mondialisation fondée sur le marché. Pour les libéraux, le libre-échange de biens et services ainsi que la libre circulation des capitaux et du travail sont étroitement liés à la politique libérale. Le protectionnisme et «l’Amérique d’abord» de Trump seraient ainsi les caractéristiques de la politique malavisée du président.

Or, il s’agit d’une dangereuse erreur de conception. En réalité, rien n’est plus susceptible d’anéantir la politique libérale qu’une hostilité inflexible aux protections en matière commerciale. La montée en puissance de la «démocratie illibérale» en Occident est après tout la conséquence directe des pertes souffertes par les travailleurs occidentaux (en termes absolus et relatifs) en raison d’une marche effrénée de la mondialisation.

Sur ces questions, la conception libérale repose sur deux convictions largement répandues: le libre-échange est bénéfique pour tous les partenaires (les pays qui l’adoptent enregistrant de meilleures performances que ceux qui limitent les importations et le contact avec le reste du monde), de même que la possibilité de commercialiser des biens et d’exporter des capitaux fait partie intégrante de la liberté. Les libéraux négligent souvent les données intellectuelles et historiques bancales qui fondent la première de ces convictions, ainsi que les dommages provoqués par la deuxième pour la légitimité politique des gouvernements.

La théorie des avantages comparatifs a augmenté
la probabilité qu’une production nationale
moins performante soit anéantie par les importations.

Les pays ont toujours commercé les uns avec les autres, dans la mesure où les ressources naturelles sont inégalement réparties à travers le monde. «Serait-il raisonnable», s’interrogeait Adam Smith, «d’interdire l’importation de tous les vins étrangers dans le seul but d’encourager la production de vin de Bourgogne en Ecosse»? Historiquement, l’avantage absolu – un pays importe ce qu’il ne peut produire lui-même, ou alors à un coût démesuré – a toujours constitué un argument majeur en faveur des échanges commerciaux.

Mais l’argument scientifique en faveur du libre-échange repose sur la doctrine beaucoup plus subtile et contre-intuitive des avantages comparatifs, que l’on doit à David Ricardo. Les pays ne disposant pas de gisements de charbon ne peuvent évidemment pas produire de charbon. En revanche, à supposer qu’une part de production d’un bien peu favorisé par la nature (tel que le vin en Ecosse) soit possible, Ricardo démontre que le bien-être total peut augmenter si les pays présentant des désavantages absolus se spécialisent dans la production de biens pour lesquels ils sont le moins désavantagés.

La théorie des avantages comparatifs a largement étendu la portée potentielle du caractère bénéfique des échanges commerciaux. Mais elle a également augmenté la probabilité qu’une production nationale moins performante soit anéantie par les importations. Cette perte dans la production d’un pays a été balayée par l’hypothèse selon laquelle le libre-échange répartirait les ressources plus efficacement et élèverait la productivité, et par conséquent le taux de croissance, à «long terme».

Ricardo considérait que la terre, le capital et le travail ne pouvaient
circuler autour du monde comme des produits de base à proprement parler.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Ricardo considérait par ailleurs que la terre, le capital et le travail – que les économistes appellent «facteurs de production» – étaient intrinsèquement liés à un pays, et ne pouvaient circuler autour du monde comme des produits de base à proprement parler. Comme l’écrit Ricardo:

«L’expérience démontre que l’insécurité imaginaire ou réelle du capital, lorsqu’il n’est pas sous le contrôle immédiat de son détenteur, et la réticence naturelle de chacun à quitter son pays natal et ses proches, et à se placer, avec ses habitudes établies, sous l’autorité d’un gouvernement étranger et de lois nouvelles, freinent l’émigration du capital. Ces sentiments, que je serais désolé de voir s’affaiblir, incitent la plupart des détenteurs de fonds à se contenter d’un taux de profit réduit dans leur propre pays, plutôt que de rechercher pour leurs fonds un emploi plus avantageux dans les pays étrangers.»

Cette barrière prudentielle à l’exportation du capital est tombée à mesure que des conditions sécurisées sont apparues à travers le monde. À notre époque, l’émigration du capital a conduit à l’émigration des emplois, les transferts technologiques ayant rendu possible la réallocation de la production nationale vers des implantations à l’étranger – accentuant par conséquent l’éventualité de disparitions d’emplois.

L’économiste Thomas Palley considère la réallocation de la production à l’étranger comme la caractéristique distinctive de notre phase actuelle de mondialisation, qu’il appelle «barge economics». Les facteurs naviguent entre les Etats pour tirer parti de moindres coûts. Une infrastructure juridique et politique est en place pour soutenir une production à l’étranger, qui est ensuite importée dans le pays exportateur de capitaux. Palley considère à juste titre cette délocalisation comme une politique intentionnelle des sociétés multinationales, qui affaiblit le travail intérieur et dynamise les profits.

Les remèdes préconisés consistent
à ralentir d’une manière ou d’une autre la mondialisation.

La possibilité pour les entreprises d’affecter des emplois à travers le monde refaçonne la nature du débat autour des «gains issus du commerce». En réalité, il n’existe plus de «gains» garantis, même à long terme, pour les Etats qui exportent des technologies et des emplois.

A la fin de sa vie, Paul Samuelson, doyen des économistes américains et cocréateur du célèbre théorème Stolper-Samuelson relatif au commerce, a admis que si des pays comme la Chine combinaient technologies occidentales et moindres coûts du travail, le commerce avec ces Etats engendrerait une dépression des salaires occidentaux. Certes, les populations occidentales achèteront leurs produits à moindre coût, mais la possibilité de faire leurs courses 20% moins cher en grandes surfaces ne compensera pas nécessairement les pertes de salaire. Un Eldorado n’est pas garanti au bout du tunnel du libre-échange. Samuelson se demandait même si une «légère inefficience» justifiait véritablement que l’on souffre pour protéger des choses qui en «valent la peine».

Comme l’a concédé The Economist en 2016, les «coûts et avantages à court terme» liés à la mondialisation sont «plus subtilement équilibrés que dans les manuels d’économie». Entre 1991 et 2013, la part des exportations manufacturières mondiales de la Chine est passée de 2,3% à 18,8%. Certains pans de la production manufacturière américaine ont été balayés. Selon les auteurs de cette publication, les Etats-Unis finiront «tôt ou tard» par en tirer parti. Il est néanmoins possible que plusieurs «décennies» soient nécessaires pour obtenir ces gains, et que ceux-ci ne soient pas répartis de manière égale.

Même les économistes qui admettent les pertes liées à la mondialisation rejettent le protectionnisme en tant que solution. Mais quelle alternative propose-t-ils? Les remèdes préconisés consistent à ralentir d’une manière ou d’une autre la mondialisation, en donnant au travail le temps de se requalifier ou de s’orienter vers des activités plus productives. Quel confort précaire pour les oubliés des anciennes cités industrielles, ou les travailleurs pris au piège d’emplois à faible productivité et peu rémunérés.

Les libéraux doivent évidemment pouvoir critiquer les politiques menées par Trump. Mais ils devraient éviter de s’attaquer au protectionnisme trumpien tant qu’ils n’auront pas quelque chose de mieux à proposer.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2018.
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