Lentement, mais sûrement

Martin Neff, Raiffeisen

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Au lieu de regretter l’ancienne normalité, il serait peut-être temps de nous demander dans quelle mesure la situation ancienne était normale.

J’ai récemment retrouvé à midi une vieille connaissance que je n’avais plus vue depuis plus d’un an. Toute contente, elle a voulu me saluer en me faisant la bise, une à gauche, une à droite, une à gauche. Comme de coutume chez nous entre (bons) amis. J’ai connu une aventure similaire l’autre soir au souper avec l’un de mes meilleurs amis, que j’avais également un peu perdu de vue. Pour me saluer, il m’a tendu la main et lorsque j’ai instinctivement retiré la mienne, il a affirmé: «Tu vas quand même me donner la main!» Pris de court, je lui ai tendu la main, par erreur en quelque sorte. Ces deux événements m’ont fait comprendre trois choses. Premièrement, beaucoup de gens ont du mal à changer leurs habitudes émotionnelles de longue date. Deuxièmement, quand on tente de changer quelque chose, même les meilleures intentions, notamment celle de ne pas se donner la main, ne sont pas respectées à 100%. Troisièmement, et c’est ce qui est vraiment terrible avec le COVID-19, quoi qu’on fasse, on a mauvaise conscience. Celui qui tend la main autant que celui qui refuse la poignée de main. Personne n’est vraiment sûr de son bon droit. C’est sans doute pour cette raison que le clivage (cf. ma chronique «Clivant» de la fin juin) s’est accentué dans notre société suite au COVID-19. Ces conclusions n’ont rien de nouveau, mais elles soulignent toute la difficulté à rester rationnel, quand nous sommes projetés hors de notre trajectoire habituelle. Or, c’est précisément maintenant que nous devrions garder la tête froide et être patients et capables de renoncement, comme je l’ai déjà évoqué à de nombreuses reprises. Il n’y a en effet aucun droit fondamental à séjourner sur la plage de Ballermann à Majorque. Tout comme il n’y en a pas pour les vols intercontinentaux, les vols en général, les croisières, les virées shopping, les fêtes et même les manifestations sportives ou culturelles impliquant un large public. Quel que puisse être notre désir de retrouver la normalité d’avant coronavirus: cela devrait prendre encore un certain temps. Au lieu de regretter l’ancienne normalité, il serait peut-être temps de nous demander dans quelle mesure la situation ancienne était normale.

L’être humain rationnel sur lequel se fondent de nombreux modèles des sciences économiques classique et modernes est une forme de vie inexistante, comme nous le montre actuellement le coronavirus. Pour l’exprimer gentiment, le cerveau humain connaît sans cesse des ratés en dépit du bon sens qui permettront au coronavirus de nous rester fidèle. A moins que le virus ne décide spontanément de disparaître ou ne perde de sa virulence. Une chose est sûre cependant, nous ne nous en débarrasserons pas tant que nous ne serons pas d’accord sur la dangerosité réelle du COVID-19 et sur les mesures minimales devant éventuellement être engagées pour y remédier. Le consensus sociétal est sans doute aussi en train de se déliter parce que les gens sont plus ou moins concernés selon leur nationalité, leur sexe, leur âge, leurs antécédents médicaux, etc. Quand on ordonne des mesures généralisées, d’aucuns sont soi-disant contraints plus que de raison, alors que d’autres sont prétendument surprotégés. Il serait grand temps de trouver un consensus sociétal à propos du coronavirus, or nous ne disposons pas de la base scientifique requise à cet effet. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui de véritables camps en matière de coronavirus, dont les approches sont inconciliables.

Sciences marginales

Personne n’ignore désormais que l’économie n’est pas une science exacte. La médecine l’est en revanche davantage, du moins c’est ce que nous étions encore nombreux à penser récemment. Mais depuis que nous sommes entrés sur le territoire inconnu du coronavirus, de nombreuses disciplines médicales partielles affichent des lacunes évidentes. La biologie n’est pas non plus au-dessus de tout soupçon, comme nous le montre la virologie, tout comme l’immunologie. Sans parler de l’épidémiologie. Quelle que soit la discipline dont sont issus les scientifiques, certains sont sérieux mais ennuyeux, d’autres glamoureux mais uniquement intéressés par l’exposition médiatique, d’autres encore honnêtes mais controversés parce qu’ils assument leurs connaissances imparfaites, etc. Bien souvent, il s’agit davantage de la sympathie qu’éveillent les scientifiques que de leurs connaissances en tant que telles. Ce cirque bigarré est en tournée dans tous les pays du globe depuis la fin janvier et il possède son fan-club et ses détracteurs. Tel ou tel immunologiste est depuis longtemps une superstar des médias, tel autre sert de bouc émissaire et bien d’autres semblent très isolés, car toutes les paroles émanant d’un «spécialiste» sont pesées avec soin. Quand la politique fonde ensuite des décisions d’envergure sur un tel bric-à-brac d’analyses «scientifiques» et d’opinions manquant visiblement de consistance et de cohérence, il ne faut pas longtemps pour qu’elle essuie un vent de critiques ou que la désobéissance civique s’installe au grand jour.

Des citoyens critiques... 

Dans un pays comme la Chine qui ne connaît pas, du moins officiellement, de liberté d’interprétation du public, un virus est plus facile à circonscrire, parce que l’autorité de l’Etat y représente la dernière instance. Et celle-ci sanctionne très durement toute insubordination. La situation est à l’évidence différente dans les démocraties. Les populations éprises de liberté comme en Suisse sont plutôt sceptiques à l’égard de l’Etat et remettent sans cesse en question son rôle, ce qui est une bonne chose, car dans les démocraties, le pouvoir appartient au peuple. Mais le peuple n’est pas l’exécutif. Il se contente de déléguer le pouvoir exécutif et en confie le contrôle au Parlement. Dans de tels systèmes, les mesures d’urgence sont possibles, mais ne constituent pas la règle. Et surtout, elles sont rarement de longue durée. Or c’est précisément le cas maintenant et cela révèle les failles du système sans ménagement. Au lieu de rechercher un consensus, les positions des citoyens divergent de plus en plus dans leur lutte pour la souveraineté d’interprétation. L’autorité de l’Etat qui avait déjà été fortement remise en question est ainsi définitivement sapée. Parallèlement, les rumeurs et théories du complot les plus folles se propagent. En voici quelques exemples parmi les plus tenaces: le virus a été créé en laboratoire, la prise d’ibuprofène (antalgique) provoque le coronavirus, le virus a pour but de créer un nouvel ordre mondial, Bill Gates veut vacciner l’humanité de force et ainsi la surveiller (parce qu’une micropuce est parallèlement injectée), la norme de téléphonie mobile 5G propage le virus, etc. Il y en a pour tous les goûts. Le bilan est pourtant si simple: il n’y a pas de réponses simples à des questions complexes. Les gouvernements doivent par conséquent s’expliquer de plus en plus pour ne pas perdre la confiance de leurs citoyens. Ne devraient-ils pas prendre exemple sur les patrons des banques centrales?

…des spéculateurs soumis

Il y a une bonne dizaine d’années, les patrons des banques centrales ont définitivement pris les commandes des marchés, après que les gouvernements se sont financièrement surmenés lors du sauvetage du secteur financier dans le sillage de la crise financière. Depuis, les banques centrales incitent les marchés financiers à la surperformance à grands renforts d’argent facile. Les bulles sur les marchés financiers sont colossales, l’argent facile n’atteint jamais l’économie réelle, mais personne ne s’en soucie vraiment. Parce que les investisseurs et les spéculateurs ont une confiance presque aveugle dans leurs gouvernements et que les citoyens redoutent la complexité présumée des marchés financiers. Les banquiers centraux se sont pourtant aventurés en terres inconnues avec des mesures non conventionnelles et n’ont pas apporté la preuve à ce jour que leurs mesures étaient effectivement efficaces. Mais ils veillent à ce que le moral des marchés soit au beau fixe, même en ces temps de coronavirus, en inventant sans cesse de nouvelles mesures et en les inoculant aux marchés, parfois avec brutalité. Comme nous le savons, la communauté financière est assez basique et il suffit d’un «whatever it takes» pour sauver l’euro. Pour sauver monsieur tout-le-monde du virus, il faut cependant plus que des formules énergiques et un fatras de mesures incohérentes au niveau national et parfois même subordonné. Interdiction de sortie en Espagne, absence de mesures en Suède. Imaginons un seul instant un tel désordre sur les marchés financiers – le krach serait inévitable. Exécutif, prends garde à toi. 

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