La métamorphose de la politique de croissance

Dani Rodrik, Professeur d'économie politique internationale

4 minutes de lecture

La politique sociale et la politique de croissance ont de plus en plus de traits en commun.

©Keystone

La politique de développement se divise depuis longtemps en deux types d'approches. La première approche cible directement les pauvres et cherche à atténuer la pauvreté des ménages individuels – par le biais de l'aide au revenu, d'interventions en matière de santé et d'éducation ou encore d'un meilleur accès au crédit. La seconde se concentre sur l'amélioration des débouchés économiques et sur l'augmentation de la productivité globale, par le biais de politiques macroéconomiques et commerciales ou de réformes juridiques et réglementaires à l'échelle de l'économie. Appelons la première «politique sociale» et la seconde «politique de croissance».

Ces deux types de politiques sont en principe complémentaires. La croissance globale ne bénéficie peut-être pas toujours à tous, en particulier pas aux pauvres. Par conséquent, les programmes de lutte contre la pauvreté sont nécessaires même si la politique de croissance fonctionne de manière adéquate. Il arrive toutefois que les politiques sociales et de croissance soient considérées comme des mesures par défaut.

Par exemple, la fréquence accrue des expériences politiques randomisées permet aux analystes de mettre au point des preuves causales sur les politiques sociales – par exemple les subventions en espèces ou les interventions dans les domaines de l'éducation et la santé – ce qui était jusque-là rarement possible par le biais de politiques macroéconomiques ou à l'échelle de l'économie. Cela a conduit de nombreux universitaires et praticiens à réduire l'importance pratique de la politique de croissance par rapport à la politique sociale.

Nous entrons dans une nouvelle ère où l'industrialisation ne sera plus aussi puissante pour diffuser les avantages des gains de productivité à l'échelle de l'économie.

C'est une erreur, car les véritables déterminants de la pauvreté peuvent se trouver quelque peu éloignés des ménages et des communautés pauvres. Le développement économique exige des emplois non agricoles productifs. Augmenter les possibilités d'emploi dans les villes et encourager la migration des campagnes vers les zones urbaines peut augmenter les revenus plus efficacement, plutôt qu'une aide sous forme de formation destinée à former de meilleurs agriculteurs ou à leur fournir des subventions en espèces.

En effet, l'industrialisation a toujours été un composant essentiel à la réduction de la pauvreté. Il est vrai que les bénéfices d'une croissance économique tirée de l'industrialisation prennent souvent du temps à atteindre les couches inférieures de la société. Durant la Révolution industrielle britannique, les conditions de vie des travailleurs urbains se sont améliorées très lentement, voire pas du tout, pendant près d'un siècle, jusqu'à ce que l'essor des syndicats et d'autres changements institutionnels ne viennent réajuster le déséquilibre du pouvoir vis-à-vis des employeurs. Mais l'expérience plus récente sur une industrialisation rapide et axée sur les exportations chez les tigres de l'Asie de l'Est et en Chine a réduit la durée de ce processus et a produit des miracles tels que la baisse de la pauvreté ainsi que des miracles de croissance.

Des signes évidents montrent que nous entrons à présent dans une nouvelle ère où l'industrialisation ne sera plus aussi puissante pour diffuser les avantages des gains de productivité à l'échelle de l'économie. Les tendances mondiales en matière d'innovation ont considérablement réduit le potentiel des industries manufacturières à absorber les travailleurs peu qualifiés. La part du travail dans la valeur ajoutée a chuté rapidement dans ces branches, en particulier pour ce type de travailleurs.

Tandis que la mondialisation accélère le transfert de l'industrie des économies avancées vers les économies en développement, les chaînes de valeur mondiales se sont avérées au mieux un véhicule faible pour créer de bons emplois, parce qu'elles sont une courroie de transmission pour les technologies à forte intensité de compétences et de capital ; et parce que leur modèle d'affaires est basé sur les intrants importés et le manque d'intégration dans l'économie locale. Les industries manufacturières compétitives à l'échelle mondiale dans les économies en développement fonctionnent de plus en plus comme des enclaves, semblables à des industries extractives à forte intensité de capital et orientées vers l'exportation. Elles peuvent stimuler les exportations et les revenus plus élevés pour un segment étroit de l'économie, mais court-circuitent la plupart des travailleurs, en particulier les moins instruits.

Ce modèle de croissance est insuffisant non seulement pour des raisons d'équité ou de réduction de la pauvreté, mais également en ce qu'il ne promeut pas non plus une croissance importante, du fait que les activités à plus forte productivité ne peuvent pas englober une part croissante de l'économie. Tout comme les économies riches en ressources ont rarement un cycle de développement très long (en dehors d'un essor des termes de l'échange), le modèle d'industrialisation n'est plus capable de générer une croissance économique rapide et soutenue.

Les politiques de croissance de la prochaine génération devront cibler ces services et trouver des moyens d'accroître leur productivité.

A quoi devrait donc ressembler le modèle de croissance actuel? Comme toujours, les investissements en capital humain, en infrastructures et dans de meilleures institutions restent indispensables pour générer des gains économiques à long terme. Tels sont les fondamentaux de la convergence économique avec les pays riches. Mais une stratégie de croissance digne de ce nom doit améliorer la productivité de la main-d'œuvre existante - et non celle de la main-d'œuvre qui pourrait émerger à l'avenir grâce à de tels investissements.

Les pays en développement conservent un fort potentiel d'expansion de la productivité agricole et sont à même de se diversifier, vers des cultures de rente ou des cultures d'exportation traditionnelle. Mais même avec une agriculture plus productive – et en fait grâce à elle – les jeunes travailleurs continueront à quitter les campagnes et à affluer dans les zones urbaines. Ils seront employés non pas dans des usines mais dans des micro-entreprises informelles de services à faible productivité et aux mauvaises perspectives d'expansion.

Par conséquent, les politiques de croissance de la prochaine génération devront cibler ces services et trouver des moyens d'accroître leur productivité. La réalité est que peu de sociétés informelles vont se développer pour devenir des «champions nationaux». Mais en offrant une gamme de services publics – aide à la technologie, plans d'affaires, réglementations et formation à des compétences spécifiques – les gouvernements peuvent libérer le potentiel de croissance des plus entrepreneurs d'entre eux. La prestation de tels services peut être conditionnée par un suivi opéré par les pouvoirs publics et des objectifs d'emploi adaptables. Cela permettrait une auto-sélection positive - seules les micro-entreprises disposant de plus grandes capacités choisissant alors de postuler à l'aide des pouvoirs publics.

Traditionnellement, les politiques industrielles d'Asie de l'Est ciblent les grands industriels les plus productifs, qui ont les plus grandes chances de devenir des exportateurs. Les futures «politiques industrielles» devront plutôt se concentrer principalement sur des entreprises de services plus petites, dont la plupart ont peu de chances de devenir des exportateurs. Cette nouvelle génération de politiques industrielles ciblant les segments à faible productivité peut à la fois améliorer les moyens de subsistance des citadins pauvres et stimuler la productivité dans les secteurs de l'économie qui absorbent la main-d'œuvre.

Une conséquence de cela est que la politique sociale et la politique de croissance ont de plus en plus de traits en commun. La meilleure politique sociale – permettant une réduction durable de la pauvreté et une meilleure sécurité économique – consiste à créer des emplois plus productifs et de meilleure qualité pour les travailleurs au bas de l'échelle des compétences. En d'autres termes, la politique sociale doit se concentrer autant sur les entreprises que sur les ménages. Et le nouveau contexte mondial et technologique implique que la croissance économique n'est désormais possible qu'en augmentant la productivité dans des entreprises informelles plus petites qui emploient la majeure partie des classes pauvres et des classes moyennes inférieures. La politique de développement peut enfin s'unifier.

 

Copyright: Project Syndicate, 2021.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...