La drôle de crise

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Banquiers centraux et décideurs ne voient pas de risques de récession à court terme… Paradoxalement, ils s’y préparent.

 

Intervenant à une conférence d’investisseurs à New York, j’ai pu prendre la «température» économique du pays, écouter et échanger avec des participants de haut niveau. Je vous en propose ici un court résumé.

Si personne ne se risque à annoncer l’imminence d’une crise économique, la crainte d’une récession reste dans tous les esprits. Pis encore, tous s’attachent à énumérer les facteurs aggravants en cas de retournement de la conjoncture. Pour tout dire, un tel inventaire laisse une impression générale de légère confusion, voire même de malaise. Car derrière ces débats se profile une double interrogation: que faire des taux d’intérêt négatifs? Quel rôle peuvent encore jouer les banques centrales?

Sur le plan économique les Etats-Unis se portent plutôt bien. Le plein emploi, la progression des salaires - et donc la consommation- soutiennent la croissance. A ceux qui trouvent que la fin de ce cycle de reprise est imminente tant il traîne en longueur, les plus optimistes répondent que les cycles s’étirent de plus en plus. Depuis le début des années 70, une inversion de la courbe des taux a toujours annoncé une récession résultant d’un mouvement de resserrement de la politique monétaire et du relèvement généralisé de la courbe des rendements. Aujourd’hui, elle intervient au contraire dans un contexte d’assouplissement des politiques monétaires.

La part des emprunts au rating BBB a fortement progressé.

Les signes d’inquiétude s’accumulent. Ils viennent de l’intérieur comme de l’extérieur. Passons-les en revue. Grâce à la baisse des taux, les entreprises américaines ont choisi de recourir plus massivement à l’endettement. La part des emprunts au rating BBB a fortement progressé. Ces arbitrages, menés en période de croissance, participent d’une stratégie – qui permet le rachat d’actions entre autres –pouvant s’avérer néfaste en cas de baisse des résultats et de dégradation en chaîne des notes. La politique fiscale de l’Administration Trump a certes redonné un coup de fouet à l’activité. Mais la dette et les déficits ont continué de progresser malgré la croissance. Restera-t-il assez de marge de manœuvre fiscale en cas de retournement de la conjoncture?

Qu’en est-il à l’extérieur?  La Chine ralentit – et probablement plus qu’elle ne l’annonce. L’Inde aussi. L’Europe également faibli. Et le contexte géopolitique vient perturber le panorama: guerre commerciale bien sûr. Et menaces au Moyen-Orient sur les réserves de pétrole saoudien. S’ajoute aux incertitudes du moment la politique  de dirigeants aux agendas centrés sur la promesse de retour à une grandeur soi-disant perdue.

Les nuages s’amoncellent donc, les investisseurs sont plus nerveux et cela se voit dans les à-coups des marchés. Mais aucune de ces menaces ne semble assez imminente pour justifier un repli généralisé. Bien au contraire, pour tous les intervenants, et alors que les Banques Centrales ont repris leur mouvement d’assouplissement, que doit-on vraiment  craindre? Peut-être que d’ici deux ans, lorsque les tensions sur les marchés du travail se seront accentuées, les banques centrales normaliseront pour de bon, tant la baisse des taux d’intérêt aura provoqué de dérive? Le calendrier semble calé sur le tempo politique des USA. D’ici là, le lancement d’une procédure d’impeachment, qui truste déjà la une des journaux, ne suscite que des commentaires prudents, tant la perspective d’un basculement du Parti Républicain paraît éloignée.

De ce côté de l’Atlantique, on écarte unanimement
la possibilité de porter les taux directeurs en territoire négatif.

Attentisme prudent pour certains, déni de réalité pour d’autres. Le débat est ouvert et ce d’autant que la baisse persistante des taux d’intérêt fausse les valorisations. Mais au fait, va-t-elle durer? Là encore, difficile pour certains de tirer une ligne droite, et considérer cette séquence autrement que comme une anomalie temporaire. D’autant plus que les indices s’accumulent pour une reprise progressive de l’inflation, voire un choc si les prix du pétrole venaient à s’envoler. La courbe de Philips n’est pas morte, et l’on va bientôt s’en apercevoir.

Dans cette perspective, quel jugement porter sur le rôle des banques centrales, et notamment sur la Réserve Fédérale? De ce côté de l’Atlantique, on écarte unanimement la possibilité de porter les taux directeurs en territoire négatif. Leur impact sur le secteur bancaire est jugé trop néfaste. Mais, tel Sisyphe poussant éternellement son rocher, il apparaît aussi de plus en plus nettement que la poursuite année après années, d’un objectif d’inflation devenu hors de portée peut finir par modifier les anticipations inflationnistes des agents économiques. La Réserve Fédérale des Etats-Unis, qui a entrepris cette année une revue générale de son action – impliquant une large consultation au niveau des régions – sera probablement amenée à assouplir cet objectif, et le considérer comme une cible à moyen terme. Avant d’intervenir, elle pourrait accepter un dépassement temporaire, tant à la baisse, qu’à la hausse, de l’inflation.

La Réserve Fédérale mobilise.
Action préventive face à un imperceptible danger?

Sur le plan de la supervision bancaire, l’alerte de septembre sur le marché du repo a démontré le caractère pro-cyclique de la réglementation, prouvant également  que si la supervision bancaire a bien été renforcée, celle du secteur non-bancaire reste – quant à elle – largement insuffisante. Un handicap qui se transforme en inquiétude pour le régulateur qui est aussi le prêteur en dernier ressort.

Reste à considérer la nécessité de renforcer le potentiel de croissance. Face au vieillissement de la population, l’arrêt de la migration, il reste à relever l’investissement. Aux Etats-Unis, comme en Europe, on voudrait s’en remettre à des programmes d’investissements publics plus ambitieux.

L’Amérique continue de bien aller. Pourtant la Réserve Fédérale mobilise. Action préventive face à un imperceptible danger? Ou risque de s’exposer à la paralysie, faute de moyens suffisants le moment venu? L’aggravation des tensions commerciales, tout comme une résurgence inflationniste que l’on n’attendait plus, sont autant de facteurs qui pourraient prendre les marchés à contre-pied et laisser la Banque Centrale impuissante.

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