Nous entrons dans un nouveau cycle de valorisation

Emmanuel Garessus

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Le manque de visibilité sur le cycle économique conduit à rester éloigné d’un portefeuille statique composé d’actions et d’obligations. Avec Emmanuel Ferry de Union Securities Switzerland.

Après un premier semestre favorable aux actions de la Big Tech, et à certaines matières premières, l’investisseur fait face à de profondes incertitudes. Comment se poursuivra le processus de désinflation? Comment réagir aux interrogations géopolitiques? Dans ce contexte, va-t-il progressivement placer ses liquidités en actions ou aux obligations? Emmanuel Ferry, Managing Director auprès de Union Securities Switzerland SA, répond aux questions d’Allnews:

Quel sera le thème principal du deuxième semestre sur les marchés financiers?

Un thème macroéconomique majeur du deuxième semestre sera la dispersion économique, avec le passage d’un équilibre instable globalement positif à un équilibre instable moins favorable. 

Le premier semestre a été en effet marqué par une bonne résilience de l’économie qui pourrait s’essouffler. Le pivot monétaire de la Fed, en décembre 2023, a déployé ses effets sur les marchés financiers, à travers un assouplissement des conditions financières. Il a complété une politique budgétaire très expansionniste. Ce contexte a justifié la bonne résilience économique qui a compensé les effets monétaires du précédent resserrement monétaire passé. Il a alimenté un scénario assez favorable, celui de la stabilité économique couplée à une désinflation. A la fin du premier semestre, un consensus optimiste s’impose, celui de la poursuite de cet équilibre favorable.

Pourquoi prévoyez-vous l’entrée dans une période de déséquilibres?

L’économie américaine est robuste, mais les deux moteurs qu’auront été le soutien monétaire et la désépargne des ménages seront moins efficaces dans la perspective de 2025. La Fed pourrait commencer à baisser ses taux, mais paradoxalement les conditions financières pourraient se durcir. Les défauts des ménages et des entreprises ont tendance à s’accroître et les bilans des banques pourraient à nouveau être sous pression.

Quels seront les autres thèmes majeurs?

Un thème financier significatif concerne l’accumulation des liquidités et leur réallocation. J’ajouterai ensuite les conséquences d’un monde politique multipolaire, marqué par des élections majeures en Europe et aux Etats-Unis et finalement le thème du «debasement» monétaire, marqué par des incertitudes sur le risque d’une crise souveraine dans la zone euro, sur la soutenabilité de la dette américaine et sur une éventuelle dévaluation de la monnaie chinoise.

«La vision consensuelle des marchés n’est pas du tout dans les cours et dans la hiérarchie des classes d’actifs».

Qu’en est-il exactement du cycle économique américain? 

La dispersion des facteurs macros est sans doute à un niveau record. Un fait rare: nous avons très peu de visibilité sur le cycle économique. Certains éléments sont compatibles avec une reprise, à l’image de la politique monétaire de la Fed. La courbe des taux semble, elle, associée à une entrée de récession, tandis que le cycle de crédit est très mature.

L’attentisme de la Fed contribue à cet élément d’incertitude: Historiquement, il existe un écart de 8 mois entre la dernière hausse des taux et la première baisse. Actuellement, l’écart atteint 12 mois, et rien d’indique avec exactitude la date et l’ampleur du prochain cycle d’assouplissement monétaire.

Qu’en déduisez-vous?

Les taux d’intérêt resteront élevés. C’est un nouveau paradigme. Sur le plan tactique, la Fed pourrait baisser ses taux en 2024, mais une réduction plus significative sera conditionnée à des réactions à des épisodes de récession, d’instabilité financière ou de correction des marchés financiers. Il n’y a pas d’urgence à  baisser les taux. En effet, l’économie évolue au-dessus de son potentiel et l’inflation dépasse encore l’objectif de la Fed.

Craignez-vous des turbulences financières plutôt que macroéconomiques?

Le cycle économique est résilient mais la question consiste à identifier des éléments qui pourraient disrupter ce cycle de croissance. Trois éléments pourraient jouer ce rôle: l’incertitude sur la soutenabilité de la dette européenne et américaine, l’amorce évidente d’un cycle de défauts des entreprises et l’impact de l’intelligence artificielle. 

Sur le plan régional, le consensus est très positif en cette fin du premier semestre. Toutes les zones économiques sont en régime de croissance, certes modérée, mais à la marge je crains une évolution négative. 

En Chine, en réponse à la crise immobilière, un foyer global de déflation pourrait venir d’une réorientation économique vers l’exportation. Et en Europe, le cycle politique pourrait peser sur les attentes. Ce déséquilibre rend donc difficile d’extrapoler le consensus.

Malgré ces déséquilibres, certains indices majeurs sont à des niveaux records. Entre un CAC 40 au plus bas de l’année et un Nasdaq en forte hausse, où est l’erreur?

Il faut savoir distinguer entre les apparences et les tendances de fond. La performance des classes d’actifs est très instructive. 

Les actions affichent une bonne performance globale (+11%), mais celle-ci est trompeuse et due à un petit nombre de sociétés souvent en quasi situation de monopole. La performance  globale équipondérée tombe à 1%. Cette très faible participation à la hausse, concentrée sur les géants de la tech, n’est pas un signe de bonne tenue des actifs risqués. Elle annonce souvent une correction de marché. Le marché des actions dénonce donc une prudence excessive. Le marché dénote en réalité une position attentiste et de relative aversion pour le risque.

Au sein des autres classes d’actifs, les marchés obligataires mondiaux ont stagné cette année. Le pivot de la Fed n’a donc pas relancé cette classe d’actifs. C’est un signe de prudence face à l’excès d’endettement. 

Les liquidités en dollars délivrent une performance d’environ 2,5% au premier semestre, supérieure aux différents segments obligataires et l’ensemble des Actions mondiales (performance équipondérée).

La classe d’actifs qui sort du lot est celle des matières premières, notamment les métaux précieux. Nous avons assisté à une recherche de sécurité vers l’or ainsi qu’à un intérêt pour le cuivre et l’énergie. Par contre, les matières premières liées au cycle économique ont souffert, à l’image du minerai de fer (-20%). L’investisseur a donc privilégié les actifs réels de précaution plutôt que d’anticiper une amélioration du cycle économique. 

«Nous privilégions les investissements alternatifs, l’or, les matières premières et les investissements non directionnels».

La vision consensuelle des marchés n’est pas du tout dans les cours et dans la hiérarchie des classes d’actifs. Cette déconnexion traduit ce manque de visibilité.

Est-ce qu’il faut investir dans des indices équipondérés en actions plutôt que dans Nvidia? Quelle est votre principale conviction?

La polarisation a conduit à un excès de valorisation, lequel est, comme tout excès, amené à se corriger. Les choix d’allocation tels que la préférence pour les matières premières et la non-exposition aux dettes souveraines permettent d’avoir une très bonne performance sur un portefeuille diversifié. 

Le manque de visibilité sur le cycle économique conduit à rester éloigné d’un portefeuille statique composé d’actions et d’obligations. En régime d’inflation structurellement plus élevée, les obligations ne contribuent pas à la diversification. Il faut repenser la diversification, en faveur des matières premières et des stratégies alternatives non directionnelles. Il peut s’agir de stratégies «global macro» ou d’arbitrage. La priorité du second semestre consiste à conserver l’acquis de performance et à profiter d’une remontée de la volatilité. 

Donc plutôt les matières premières que l’IA?

La technologie reste une thématique incontournable dans un monde à la croissance incertaine. Elle est une vraie réalité économique. Mais l’investisseur doit être capable de gérer plus activement son capital pour le protéger des excès sans se détourner de cette thématique.

Comment hiérarchiser le risque français?

Les incertitudes politiques que connaissent la France actuellement s’inscrive dans un cycle global de tensions politique et de fragmentation économique. Les élections pourraient être le catalyseur d’une situation budgétaire vulnérable. Les agences de notation avaient souligné la dégradation des finances publiques et l’absence d’agenda de réformes. 

La détérioration du risque français est un signal de réveil, selon lequel la dette souveraine est un mauvais actif, en particulier en Europe, parce qu’il ne joue plus son rôle de protection et de diversification des avoirs. Depuis 12 mois, on observe une substitution des obligations d’Etat par l’or. Il s’y ajoute un problème de répression financière et un autre d’indépendance de la banque centrale, ce qu’on appelle la domination budgétaire. Il en résultera une dévaluation de fait de l’euro. 

L’épisode français est un épiphénomène dans un cycle de défiance du risque souverain, en particulier européen. Les investisseurs doivent s’en détourner. Ceux qui doivent satisfaire des contraintes très régulées, comme les assurances, sont les seuls à investir dans cette classe d’actifs. Nous sommes dans une situation de défiance.

Quel est votre favori pour le deuxième semestre? 

Nous privilégions les investissements alternatifs, l’or, les matières premières et les investissements non directionnels. Enfin, la traduction du monde multipolaire conduit à s’orienter vers des thématiques particulières et résilientes qui se déclinent en termes de sécurité, d’énergie et de relocalisation. Ces dernières continueront de bien performer dans ce contexte de désordre international et de retour de la souveraineté. Elles se traduisent par l’augmentation des dépenses de défense, les effets de la guerre commerciale et de la transition énergétique. Ces thématiques résistent aussi à l’inflation.

La valorisation de ces thèmes n’est-elle pas excessive?

Globalement, il s’agit de cycles longs avec une réelle visibilité de la croissance bénéficiaire qui profitent souvent à des sociétés au profit d’une position dominante. Nous sommes plutôt au début d’un nouveau cycle de valorisation.

Comment les liquidités devraient-elles se réallouer?

Nous estimons à 7 trillions de dollars accumulés dans du cash. Les investisseurs s’attendaient à une réallocation vers les obligations souveraines en raison du niveau des taux. Est-ce que finalement il s’orientera vers les actions pour alimenter la poursuite de la hausse? Il est prématuré de l’affirmer. Le cash restera en grande partie non investi, mais il ira progressivement vers les matières premières dans une logique de sécurité et vers les stratégies alternatives qui profiteront du regain de volatilité.

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