L’ESG est un composant essentiel d’une performance ajustée au risque. Entretien avec Frank Juliano des fonds de compensation AVS/AI/APG.
Membre du jury des Swiss Sustainable Funds Awards pour la deuxième année, Frank Juliano est responsable de l’Asset Management de compenswiss, les fonds de compensation AVS/AI/APG. C’est dire combien son opinion en matière d’investissement compte aux yeux des Suisses. «La gestion durable n’est plus un thème ancillaire, tout particulièrement dans l’approche du risque car les critères ESG font de plus en plus partie intégrante de l’évaluation d’un actif» nous dit-il. Entretien.
La Suisse consolide sa position parmi les leaders, autant en tant que fournisseur de prestations – avec une longue tradition de gestion de fortune et de sociétés pionnières - qu’en tant que récepteur de ces prestations– avec des profils de clients très variés et de plus en plus demandeurs d’investissement durable, surtout au sein des jeunes générations. Nous sommes dans cette mouvance depuis bien longtemps et une part importante des actifs durables mondiaux est gérée en Suisse. Même nous, gestionnaire des fonds de compensation AVS/AI/APG, donc nécessairement conservateurs par nature, avions investi dans les indices durables il y a plusieurs années. Il est clair que désormais les investisseurs suisses seront de plus en plus exigeants et nous-mêmes deviendrons plus pointilleux, en ligne avec l’ensemble du paysage institutionnel suisse. Ce qui fut autrefois un thème ancillaire migre désormais vers le cœur du processus d’investissement. Tout particulièrement dans l’approche du risque car, même si le débat sur la performance comparée des actifs durables n’est pas encore tranché, les critères ESG font aujourd’hui partie intégrante de l’évaluation d’un actif. Ne pas les reconnaitre serait occulter une partie des risques.
Notre office de gestion n’a pas de contact direct avec les adhérents. En revanche, une partie des membres de notre Conseil d’Administration représente les assurés. Ce que je peux dire, c’est que l’investissement durable est devenu un élément de plus en plus présent dans les discussions au sein du Conseil. Le thème fait partie intégrante des débats. Peut-être ne peut-on encore parler d’exigence absolue mais certainement de tendance. En effet, la relation des investisseurs à la gestion ESG n’est pas totalement univoque: ils ne sont pas prêts à renoncer à une partie des revenus pour satisfaire ces convictions. Ce serait d’ailleurs une violation de l’obligation fiduciaire que de ne pas assurer le rendement nécessaire à verser les retraites, toutefois ne pas tenir compte des risques associés aux critères ESG le serait également.
Les fonds sont investis pour un peu moins de moitié dans des investissements répondant réellement aux exigences ESG. Attention, je sais qu’il existe des acteurs institutionnels qui déclarent volontiers des pourcentages supérieurs … mais gardez-vous de comparer. Il est très facile d’embellir les choses comme inclure par exemple les obligations de la Confédération ou les prêts aux cantons et communes dans les investissements durables, ce qui nous parait discutable. La proportion que nous communiquons correspond à des montants véritablement soumis à une approche ESG.
Sur le plan de la composition du jury - gérants, détenteurs d’actifs, monde académique – la représentativité est excellente, surtout avec l’arrivée cette année de jurés alémaniques. Sur le plan de la méthode, elle est construite de manière pertinente et solide par des acteurs de qualité – Anglo-Swiss Advisors et Conser Invest. Elle repose sur deux piliers: la performance financière et la durabilité. Les fonds sélectionnés ne sont donc pas seulement des «super ESG» mais également des fonds qui surperforment leurs benchmarks. Cette méthode tient la route sur le temps. Notez toutefois que l’on retrouve beaucoup de candidats dans certaines catégories – jusqu’à 8 ou 9 fonds - et aucun dans d’autres. Il n’y avait, par exemple, qu’un unique prétendant sur les actions américaines et la catégorie a donc été éliminée. C’est tout de même un progrès par rapport à l’an dernier où cette catégorie n’en comptait pas un seul!
de construire devrait nous faire tous progresser.»
L’un des principaux objectifs de ces prix est effectivement de donner un repère supplémentaire pour s’y retrouver dans une «jungle» qui commence tout de même à s’éclaircir en termes de standards et de définitions. Il y a encore beaucoup de progrès à faire sur le greenwashing mais la taxonomie que nos voisins européens sont en train de construire devrait nous faire tous progresser. Le processus européen est lent – comme vous le savez peut-être il y a quelques dissensions entre Français et Allemands sur la place du gaz et du nucléaire – mais il avance. Sans être parfait, il permettra de mieux fixer les grands axes. La Suisse ne participe pas aux débats de l’Union sur ce thème mais pourrait, le jour venu, construire sa propre version sur les fondements d’une référence existante à laquelle s’adosser, que ce soit en terme de science ou de gouvernance.
L’approche est restée relativement similaire, avec quelques ajustements mais sans véritable révolution. Par contre, sur le marché, on constate bien une évolution. Certes, les acteurs confirmés restent très présents mais on voit émerger pas mal de nouveaux noms, un peu (ou beaucoup) moins connus, ce qui est réjouissant. Parmi ces nouveaux venus, nous avons rencontré quelques bonnes surprises. Il n’en reste pas moins que certains fonds labellisés ESG sont tout à fait discutables et la composition de leurs portefeuilles pour le moins contestable. Dans le cadre de mon activité, je dois dire que je rencontre un certain nombre de gérants qui se sont improvisé une fibre ESG toute fraîche. Si, par le passé, ils ont fait un tant soit peu d’ESG, ils ne manqueront pas de vous le faire savoir… pesamment.
mais les entreprises qui le composent répondent-elles vraiment aux normes ESG?»
Comme je l’évoquais plus tôt, globalement, la prise en compte des principes ESG dans la construction de portefeuille est un avantage en matière de gestion du risque et donc de performance ajustée au risque. Pour ce qui est des conséquences de la crise du COVID, je pense que nous n’avons pas assez de recul pour en juger. Certes le transport aérien ou le pétrole ont été brutalement sanctionnés mais est-ce une tendance de fond? Pour se prononcer, la performance devra être analysée sur une plus longue période. Le secteur technologique est sorti en grand gagnant mais les entreprises qui le composent répondent-elles vraiment aux normes ESG? Si on regarde en détail, leurs chaines d’approvisionnement sont parfois bien moins «propres» qu’on ne l’imagine. Par contre, le risque climatique est lui toujours bien présent. Tâchons de ne pas l’oublier.
La gestion passive est clairement moins coûteuse et il y a eu multiplication des indices ESG permettant aux investisseurs d’allouer leur capital de manière plus durable. Reste à savoir à quel point un investisseur est prêt à s’éloigner de la gestion traditionnelle et à choisir un filtre «lourd» plutôt qu’un filtre plus «léger». La gestion active peut faire mieux mais pas toujours. Par contre, bien faite, elle devrait être plus flexible, plus réactive, et donc permettre d’éviter les champs de mine ou saisir rapidement de nouvelles opportunités. Dans ce domaine, la gestion passive est plus lente à s’ajuster.
Lire également l'interview de Stéphanie de Mestral de de Pury Pictet Turrettini & Cie (PPT):
Les Monsieur Jourdain de l’ESG