Les Monsieur Jourdain de l’ESG

Nicolette de Joncaire

4 minutes de lecture

Il est qui fait de l’ESG sans le savoir. Entretien avec Stéphanie de Mestral de PPT sur les Swiss Sustainable Funds Awards.

Membre du jury des Swiss Sustainable Funds Awards pour la deuxième année, Stéphanie de Mestral, Directrice adjointe chez de Pury Pictet Turrettini & Cie, note avec intérêt que si ces prix permettent de mettre en lumière les fonds qui ont de bonnes pratiques et d’exclure ceux qui ne sont pas cohérents avec l’approche durable qu’ils revendiquent, ils jettent aussi un coup de projecteur sur certains gérants de fonds qui s’aperçoivent qu’ils sont les «Monsieur Jourdain» de l’ESG. Entretien.

La Suisse vous parait-elle un terrain de plus en plus favorable à l’investissement durable?

La hausse des actifs durable de 62% sur l’an dernier rapportée par Swiss Sustainable Finance lundi ne me surprend pas. La Suisse est un terreau extrêmement fertile au développement de l’investissement durable. En premier lieu, parce qu’elle a vu naître sur son territoire de nombreux projets qui sont par la suite devenus des acteurs majeurs au niveau mondial, par exemple, dans la microfinance. Ensuite parce qu’elle rassemble, en particulier à Genève, l’ensemble des parties prenantes: investisseurs privés et institutionnels, family offices ou fondations, entreprises multinationales, institutions internationales, agences gouvernementales et non gouvernementales, banques, gestionnaires de fortune, assurances et réassurances. Enfin parce que la vocation humanitaire, le respect des droits de l’homme et de l’environnement s’inscrivent dans la tradition helvétique.

Comment expliquez-vous qu’avec de tels atouts l’industrie financière suisse ne se soit pas éveillée plus tôt à l’investissement responsable? Même les fondations n’investissent souvent pas leur capital de manière durable.

Effectivement, c’est un paradoxe. Qui, à mon sens, découle de la conviction longtemps prédominante que, pour faire le bien, il fallait renoncer à la performance. En cela, l’exercice des Swiss Sustainable Funds Awards est particulièrement probant: investir de manière durable ne signifie pas perdre en rendement. Sans compter qu’aujourd’hui le marché intègre de manière croissante les risques ESG dans le prix des actions. Prenez par exemple BP, rongé par le scandale de la plateforme Deepwater Horizon, ou Kraft Heinz, plombé par les nouvelles habitudes alimentaires. Leurs cours ont été lourdement sanctionnés par les marchés.

 Les investisseurs sont de plus en plus enclins à considérer
leurs investissements sous l’angle du respect des critères ESG.
D’autres pays se sont positionnés plus tôt: les Pays-Bas, la Scandinavie.

Leur sensibilité est très différente, tout particulièrement vis-à-vis de l’environnement. On observe un véritable clivage Nord/Sud sur les sujets relatifs au climat avec une réceptivité plus aigüe dans les pays du Nord, surtout de la part des nouvelles générations qui ont adopté la finance responsable et d’impact alors que leurs prédécesseurs dissociaient investissement et philanthropie. Rappelons-le toutefois, si l’investissement ne répond pas au rendement financier, il n’a pas d’avenir.

Les investisseurs sont-ils de plus en plus exigeants dans ce domaine?

Les investisseurs sont de plus en plus conscients des enjeux. Les défis climatiques ont été largement médiatisés, et maintenant, dans un contexte post COVID-19, les enjeux de santé publique ou d’éducation pour tous occupent le devant de la scène. Les investisseurs sont donc de plus en plus enclins à considérer leurs investissements sous l’angle du respect des critères ESG et, pour les plus éduqués d’entre eux, de l’impact social et environnemental. Mais tous ne sont pas conscients de l’hétérogénéité des approches, de la manière dont elles se distinguent et surtout de la façon dont il est possible de distinguer la finance durable de celle qui n’en porte que le nom. C’est donc à nous, professionnels de la finance, de les sensibiliser à cet égard et de leur donner des outils robustes qui permettent de déceler les «greenwashers».

Que pensez-vous de la méthodologie qui gouverne ce prix?

Elle a le mérite de s’appuyer sur des données de risque et de performance objectives réunies par Anglo-Swiss pour identifier les fonds ayant un historique de surperformance sur 3 ans. Le respect des normes ESG est validé, quant à lui, par la méthodologie éprouvée de Conser qui intègre des données de sources diverses, complémentaires et comparables d’une période à l’autre. A noter aussi, elle intègre un deuxième contrôle de la qualité en termes ESG des potentiels vainqueurs visant à s’assurer de la persistance de cette qualité sur la période considérée. L’alliance entre Anglo-Swiss et Conser offre une complémentarité réellement susceptible de convaincre les investisseurs.

De plus en plus de fonds sont labellisés ESG ce qui répond sans doute
à une volonté de marketing et de communication légitime.
Permet-elle de mettre à disposition des investisseurs privés et institutionnels une démarche qui permet de s’y retrouver dans la jungle de la finance durable ou pseudo-durable?

Elle permet définitivement de mettre en lumière les fonds qui ont de bonnes pratiques et d’exclure ceux qui ne sont pas cohérents avec l’approche durable qu’ils revendiquent. A titre personnel, au-delà de l’approche «best in class» et/ou exclusions, je suis en faveur du dialogue actionnarial car je trouve intéressant d’investir dans des sociétés de qualité, qui sans être forcément les meilleurs élèves, sont progressivement amenées à progresser grâce au dialogue et aux recommandations formulées par leurs actionnaires ou à la sanction de l’exercice des droits de vote. Cela permet de mener les entreprises sur les chemins d’un impact plus positif par le biais de partenariats, par exemple, avec des ONG sur le terrain et dans des domaines clés cherchant à répondre aux ODDs  des Nations-Unies.

Quid des mesures d’impact?

Il n’est pas encore évident, en l’état des pratiques actuelles, d’assurer une mesure d’impact objective et comparable d’un fonds d’actions à l’autre. Dans un contexte de développement rapide des «green bonds» mais aussi des obligations à vocation sociale, c’est également vrai pour les fonds obligataires.

Vous faites partie du jury depuis la première édition l’an dernier. Avec le recul, quelle évolution avez-vous constatée sur le plan du marché des fonds?

De plus en plus de fonds sont labellisés ESG ce qui répond sans doute à une volonté de marketing et de communication légitime sachant que de plus en plus d’investisseurs interrogent les gestionnaires sur leurs pratiques. Il est particulièrement frappant de noter qu’à la lumière de cet exercice, certains gérants s’aperçoivent qu’ils sont les «Monsieur Jourdain» de l’ESG et qu’ils auraient avantage à expliciter plus clairement leur processus d’investissement. Cette année, et contrairement à l’an dernier, nous avons aussi constaté que la prise en compte des critères ESG par les gérants nord-américains évolue positivement, même si elle reste encore largement en deçà des pratiques suisse et européenne.

La gestion passive permet d’investir dans la finance
durable certes, mais de manière minimaliste.
Les principes ESG sont-ils un avantage sur le plan de la performance de manière générale et plus particulièrement face à la crise que nous vivons en ce moment?

Oui et je suis convaincue que cela s’inscrit dans une tendance de long terme. Comme évoqué plus tôt, l’analyse du risque ESG contribue à évaluer correctement les primes de risque et donc le «juste prix» d’une entreprise, que ce soit pour une action ou pour une émission obligataire. Que les spreads de financement soient différenciés en fonction des risques environnementaux par exemple ne me semble pas absurde, bien au contraire. Nous voyons que les fonds sélectionnés par le jury des Swiss Sustainable Funds Awards, tout en affichant un bilan ESG très respectable, ont tous d’excellents track-records en termes de performance en absolu mais aussi de ratio rendement/risque. En outre, la prise en compte des critères ESG, et surtout la recherche de solutions relatives aux ODD, représentent de formidables opportunités de croissance pour les entreprises.

Pour des raisons de coût, la gestion passive a souvent la préférence des grands investisseurs mais est-elle réellement capable d’assurer un investissement aussi durable que la gestion active, à performance égale?

A performance égale, certainement pas. La gestion passive permet d’investir dans la finance durable certes, mais de manière minimaliste. Elle ne permet pas une vraie recherche des meilleurs candidats et la responsabilisation de l’actionnaire pour faire progresser les entreprises y est inexistante.

 

Lire également l'interview de Frank Juliano des fonds de compensation AVS/AI/APG:
Investissement durable et performance

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