Droits de douane: ne dramatisons pas la situation

Emmanuel Garessus

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Il est raisonnable d’imaginer que les tendances à la régionalisation de l’économie se renforceront davantage, selon Stephan Mumenthaler, directeur de Scienceindustries.

Se décrivant comme l’association des industries de l’innovation, Scienceindustries représente plus de 250 entreprises de la pharma, de la chimie et d’autres branches industrielles clés du pays. La pharma et la chimie représentent en effet 52% des 149 milliards de francs d’exportations suisses en 2024. La moitié (53%) des exportations prennent le chemin de l’UE tandis que les Etats-Unis sont le premier pays d’exportation, devant l’Allemagne. Stephan Mumenthaler, son directeur, répond aux questions d’Allnews:

D’un côté, les cours des actions pharma sont en hausse cette année, mais le protectionnisme s’accroît. Comment jugez-vous l’entrée dans un monde marqué par des barrières douanières plus élevées?

Ne dramatisons pas la situation. Nous sommes impatients de connaître les futurs développements, notamment afin de savoir si l’Administration Trump introduira de nouveaux droits de douane. Ne prenons pas chaque déclaration comme argent comptant. En tant qu’entreprises suisses, nous sommes confiants parce que nous disposons d’une situation qui nous permet de discuter à partir d’une base solide. Nos membres sont des entreprises souvent fortement engagées aux Etats-Unis. Elles ont parfois réalisé des investissements considérables dans ce pays et offrent de très nombreux emplois. Elles sont importantes pour l’économie américaine. Nous pensons pouvoir trouver une solution favorable qui justifie l’évolution actuelle des cours de bourse.

«Les grands groupes disposent déjà de centres de recherche et de production ainsi que de vente aux Etats-Unis.»

Si nous adoptons un regard à long terme. Comment devraient évoluer les exportations pharmaceutiques sur le plan géographique?

L’Europe restera le premier marché suisse d’exportations à moyen ou long terme, du fait de la signification actuelle et future de cette région.

Cette opinion résulte aussi sur la tendance à la régionalisation de l’économie mondiale en trois grands blocs, l’Europe, l’Amérique et l’Asie. Beaucoup d’entreprises se sont déjà adaptées à ce processus. Elles diversifient leurs sites de production, leurs centres de recherche et leurs clientèles. Les structures des entreprises se régionalisent aussi. Leurs clients sont desservis à partir d’un centre régional. Il en résulte une certaine résilience. Les grands groupes disposent déjà de centres de recherche et de production ainsi que de vente aux Etats-Unis. Ils sont tout à fait capables d’adapter leurs structures aux événements, au moins partiellement. Il faut aussi savoir que le cycle de vie d'un produit et, par conséquent, la durée de production dans une usine est de 10 à 20 ans. La construction et la certification d'une usine de production durent environ cinq ans.

Les chaînes d’approvisionnement pharmas sont-elles en train d’être modifiées en raison des nouveaux tarifs douaniers?

Il est encore un peu tôt pour s’exprimer à ce sujet. Les tendances à la régionalisation sont en cours depuis des années. Le covid avait déjà mis en lumière ces tendances protectionnistes et accéléré les réflexions sur la résilience et à la diversification des chaînes d’approvisionnement. Il reste à voir quels droits de douane seront relevés, dans quelle mesure et pour combien de temps. Il est toutefois raisonnable d’imaginer que les tendances à la régionalisation de l’économie se renforceront davantage.

L’exemple de l’industrie des semi-conducteurs et de l’IA, avec TSMC, montre que les produits les plus innovants restent à Taïwan même si des sites de production sont établis aux Etats-Unis. Est-ce que cette tendance se retrouve dans la pharma. Les centres de recherche les plus performants se déplaceront-ils aux Etats-Unis?

La recherche pharma américaine occupe déjà une position de leader. La direction de la recherche de Novartis est depuis longtemps basée à Boston. Il n’est pas sûr que l’établissement ou le relèvement des droits de douane aura beaucoup d’influence à ce sujet. La signification du site d’innovation et du marché pharma américain se fonde sur la qualité de sa recherche, des universités et des réseaux d’hôpitaux ainsi que sur la signification du marché. Les entreprises investissent en conséquence. Il n’y a rien de très nouveau.

Est-ce que cela conduira à un abaissement de la Suisse dans le processus d’innovation?

Non. En matière de recherche, le risque ne dépend pas des droits de douane. Le niveau d’innovation dépend bien davantage de notre niveau de digitalisation, lequel est nettement inférieur à celui de certains pays concurrents comme les Etats-Unis. Il ne dépend en rien de la politique de Donald Trump.

En matière de production, notre compétitivité est fonction d’autres facteurs tels que le prix de l’énergie, lequel est problématique s’il demeure longtemps au niveau actuel. Il nous appartient d’assurer notre propre approvisionnement et d’offrir des prix de l’énergie compétitifs. Il faudrait aussi que le cadre réglementaire soit plus favorable, par exemple sur les normes environnementales portant sur l’ensemble de la chaîne de production.

Que représentent les coûts de l’énergie dans la production pharma?

Les coûts de l’énergie sont globalement modestes par rapport au chiffre d’affaires pharma, mais selon les médicaments et les technologies, ils peuvent être considérables. La production d’antibiotiques est par exemple très intense en énergie.

«La construction et la certification d'une usine de production durent environ cinq ans».

Mais l’écart de prix de l’énergie est gigantesque par rapport aux Etats-Unis. Le coût de l’énergie est quatre fois supérieur en Europe par rapport à l’Amérique du Nord. Cette situation ne provoque pas immédiatement des délocalisations, mais si une entreprise entend investir dans un nouveau centre de production elle intégrera cet aspect dans la décision de sa localisation. Le premier critère est celui des frais de personnel et le second celui des coûts de l’énergie.

Les Etats-Unis considèrent que la TVA, qui existe en Europe mais pas Outre-Atlantique, constitue une barrière douanière aux exportations américaines. Est-ce aussi votre avis?

Ce n’est pas mon point de vue. La TVA n’est pas un instrument de discrimination entre les sites de production, à la différence des droits de douane. Tous les produits sont soumis à la même TVA, qu’ils soient produits en Suisse, en Europe ou ailleurs. En revanche, les droits de douane frappent délibérément les produits étrangers et non pas les produits domestiques. Leur but consiste précisément à protéger la production locale au détriment de la concurrence étrangère.

La TVA est une taxe sur la valeur ajoutée d’un produit indépendamment de son lieu de production. Il n’est en rien un obstacle au commerce, mais plutôt un moyen pour l’Etat d’augmenter ses recettes. La Suisse a supprimé les droits de douane industriels, ce qui devrait plaire à l’administration Trump, et elle a introduit une TVA par ailleurs bien moindre qu’en Europe.

Recommandez-vous aux Etats-Unis d’introduire la TVA?

Il ne m’appartient pas de donner des conseils aux Etats-Unis. Ceux-ci disposent d’un système différent avec une taxe sur les ventes (Sales Taxes) qui ressemblent à notre ancien impôt sur le chiffre d’affaires (ICHA), que nous avons aboli en raison de ses lacunes. La TVA, introduite en 1995, est un impôt plus intelligent que l’ICHA.

La TVA est devenue un instrument utilisé pour répondre à tous les nouveaux défis. Elle est sans cesse relevée, potentiellement en Europe pour les défis en matière d’infrastructure et de défense. Est-ce une tendance à saluer?

La TVA est une taxe qui frappe les consommateurs et non les entreprises. La question de son niveau résulte des priorités des autorités politiques. Une fois que le montant des recettes nécessaires est défini, la question suivante porte sur le moyen de les obtenir. En tant qu’économiste, je suis d’avis que la TVA est un moyen neutre et intelligent pour l’Etat de se financer.

Le fait que la TVA soit plus basse en Suisse qu’ailleurs est un atout pour les consommateurs suisses, mais pas pour les entreprises. Pour la pharma, la TVA se monte à 2,6%.

La nomination de Robert Kennedy au ministère américain de la santé a fait pas mal de vagues. Quelle est l’opinion des entreprises de votre branche à son sujet, sachant qu’il est critique à l’égard des vaccins mais ouvert aux nouvelles thérapies cellulaires?

Je ne peux pas faire de commentaires sur des personnes. En Suisse ou ailleurs, nous souhaitons que les décisions soient basées sur la recherche scientifique, c’est-à-dire fondées sur des données et la rationalité plutôt que sur des préjugés ou une idéologie politique.

Quelle est votre hiérarchie des plus grands risques pour votre branche en Suisse?

Le premier défi est celui du règlement de nos relations avec l’UE, notre principal partenaire commercial, à travers le paquet des Bilatérales III, lequel entrera bientôt en consultation. Ensuite, je citerai l’approvisionnement énergétique, puis l’ensemble des réglementations, ce qui intègre les conséquences du Green Deal européen, mais aussi la nouvelle initiative sur la responsabilité des entreprises, ainsi que la réglementation des produits. Nous aimerions que ces réglementations soient aussi légères que possible. Le déclin de l’industrie pharmaco-chimique allemande souligne à l’envi les effets des excès normatifs. Le risque est réel, aussi pour la Suisse.

Quelle est notre situation en matière de digitalisation?

Notre avenir dépendra en grande partie de notre niveau de digitalisation. Or la situation nous inquiète, en Suisse comme en Europe en général. Le dossier électronique du patient ne représente que la pointe de l’iceberg. Nous sommes davantage orientés sur les risques que sur les opportunités. Nous préférons parler de protection des données, en oubliant que les données constituent la matière première de l’avenir. En Suisse, cette infrastructure doit fonctionner sous peine de perdre en compétitivité et d’être relégué, y compris en matière de recherche. Les Etats-Unis sont nettement en avance dans ce domaine. La direction de Roche a elle-même déclaré qu’elle aurait pu construire une nouvelle tour à Bâle mais qu’elle a préféré procéder à une acquisition aux Etats-Unis pour cette raison.

Pourquoi n’intégrez-vous pas le franc fort dans votre liste des risques?

Le risque monétaire réside plutôt dans de fortes fluctuations à court terme. Le franc est fort et sera encore plus fort en vertu du différentiel d’inflation. Cette tendance au raffermissement du franc ne devrait pas se produire brusquement sous peine de pénaliser l’industrie d’exportation. Cette constellation est ancienne et l’industrie a su en tirer les enseignements nécessaires. En arrière-plan de la force du franc, il faut prendre en compte la qualité des conditions cadres. Car ce sont sur celles-ci que nous pouvons, et devons, concentrer nos efforts.

Pourquoi soutenez-vous aussi vivement les Bilatérales III alors que le Conseil fédéral paraît réticent, ainsi qu’en témoigne la fixation d’une votation seulement en 2028?

Ce calendrier résulte plutôt de partis qui entendent gagner du temps. Nous sommes touchés par une nette augmentation réglementaire indépendamment de notre position par rapport à l’UE. Nos membres sont actifs dans la plupart des pays et sont des entreprises globales. Nous aimerions que nos relations soient réglées pour que les procédures soient les plus simples possibles, en particulier dans une industrie comme la nôtre qui compte sur la reconnaissance réciproque des normes.

Nous en avons besoin en Suisse si nous voulons continuer de fabriquer des médicaments en Suisse pour les vendre à l’exportation. Nous ne pouvons pas produire uniquement pour le marché domestique suisse. Si nos relations avec l’UE ne sont plus satisfaisantes, nous ne pourrons plus les produire pour l’UE à partir de la Suisse.

Le besoin de main d’oeuvre qualifiée est un critère clé. Quelle est la situation dans votre branche?

La qualité de la relève est très bonne en Suisse. Le système de formation est de grande qualité, mais les tendances démographiques nous inquiètent. Nous devrons remplacer ces prochaines années un grand nombre de personnes qui partiront à la retraite à un moment où l’immigration risque d’être contrainte, si je pense à certaines initiatives. Au total, en Suisse, selon les prévisions, la pénurie de main-d'œuvre qualifiée atteindra environ un demi-million de personnes en 2030. Elle résulte des travailleurs qui partent à la retraite (logiquement plus d'un demi-million) et de ceux qui entrent sur le marché du travail.

Quelles sont vos prévisions des investissements directs suisses à l’étranger pour votre branche?

La Suisse a toujours procédé à d’importants investissements directs à l’étranger. La question est celle des marchés les mieux adaptés. La Suisse a beaucoup investi aux Etats-Unis et en Chine. Je constate une certaine réserve actuellement à l’égard de la Chine. Mais les entreprises suisses continueront à investir, y compris en Suisse.

Est-ce qu’à l’inverse des nouvelles entreprises pharmas étrangères investissent en Suisse?

De nombreux groupes étrangers pharmas ont investi en Suisse, comme Biogen dans le canton de Soleure. Le site pharma suisse s’est énormément diversifié ces 20 dernières années. Des entreprises étrangères ont investi aussi bien dans la recherche que dans la production en Suisse, à l’image de Johnson & Johnson.

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