Dette privée: mettre à profit les inefficiences du marché

Yves Hulmann

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Pour Kirsten Bode, experte chez Muzinich & Co, la prime d’illiquidité qui existe dans ce secteur permet d’obtenir des rendements plus élevés.

Dans un contexte de baisse quasi continuelle des rendements obligataires depuis plusieurs années, beaucoup d’investisseurs se tournent vers d’autres placements, à l’exemple de la dette privée. Quelles sont les principales caractéristiques de cette catégorie d’actifs et à quoi faut-il être attentif en tant qu’investisseur? Le point avec Kirsten Bode, co-responsable des investissements paneuropéens en dette privée chez Muzinich & Co.

Depuis quand Muzinich & Co est-il actif sur le marché de la dette privée en Europe et quelle est la taille de vos activités dans ce domaine?

Nous avons commencé en 2014 à miser sur le secteur de la dette privée, en proposant des solutions de financement à des entreprises de taille moyenne en Europe. La taille de nos activités dans le domaine de la dette privée se chiffre actuellement à plus de 2 milliards d’euros. Désormais, nous disposons d’une équipe de plus de vingt personnes spécialisées dans cette activité.

«La dette privée permet de générer des rendements
nettement supérieurs - de l’ordre de 5 à 15% selon l’appétit pour le risque.»
Quel est l’attrait de cette classe d’actifs par rapport à d’autres placements à revenu fixe comme les obligations d’entreprise par exemple?

Il faut replacer l’intérêt grandissant pour la dette privée dans le contexte de la baisse tendancielle des rendements pour les actifs liquides obligataires qui a été entamée au cours des années qui ont suivi la crise financière globale de 2008 et 2009. En comparaison des rendements toujours plus bas, voire négatifs en ce qui concerne les emprunts de degré investissement («investment grade»), qui peuvent encore être obtenus actuellement, la dette privée permet, elle, de générer des rendements nettement supérieurs - de l’ordre de 5 à 15% selon l’appétit pour le risque. Ces rendements plus élevés peuvent être obtenus, d’une part, grâce à la prime d’illiquidité qui existe dans le domaine de la dette privée. D’autre part, le secteur de la dette privée n’est pas encore un marché pleinement efficient, ce qui créée aussi des opportunités lorsque l’on connaît bien ce secteur.

Quelle est la taille des entreprises dans lesquelles vous investissez et de quels secteurs sont-elles issues?

Il s’agit d’entreprises qui ont parfois une taille encore modeste – mais ce ne sont pas de start-up non plus. Typiquement, nous investissons dans des entreprises qui affichent un résultat avant intérêts, dettes et amortissements (EBITDA) situé dans un ordre de grandeur de 5 à 30 millions d’euros.

Quant aux secteurs d’activité concerné, notre objectif consiste d’abord à rester diversifié, en gardant un nombre d’environ 25 à 30 positions différentes. Nous n’avons pas d’allocation sectorielle prédéfinie. La seule règle que nous nous imposons est de ne pas investir plus de 20% de nos fonds dans un même secteur. Souvent, nous investissons dans des entreprises actives dans la santé («healthcare»), les télécommunications, la IT, l’industrie au sens large ou encore dans le commerce de détail.

S’agit-il de vos secteurs de prédilection?

Nous n’investissons pas selon des secteurs prédéfinis d’avance mais plutôt en fonction de certaines caractéristiques des flux de financement de ces entreprises. Si, par exemple, nous investissons dans des sociétés actives dans les logiciels («software»), c’est parce que nous apprécions la prévisibilité de l’évolution de leurs chiffres d’affaires. Nous regardons en particulier comment les flux des capitaux des entreprises sont organisés. C’est une différence importante par rapport aux critères qui sont en général utilisés par les banques. Chez Muzinich & Co, nous nous concentrons sur les flux de revenus qui arrivent ou arriveront dans l’entreprise, alors que beaucoup de banques s’orientent davantage en fonction des chiffres du passé ou des actifs de ces entreprises.

«Le mode de financement que nous proposons est beaucoup plus flexible
et plus adapté au mode de fonctionnement des sociétés de croissance.»

De notre côté, nous préférons porter notre attention sur ce que sera le futur d’une entreprise. C’est aussi pourquoi nous finançons avant tout des sociétés qui cherchent à croître. Il ne s’agit pas nécessairement de firmes technologiques. Par exemple, dans un cas, nous avons soutenu une entreprise dans ses projets d’expansion sur le marché des Pays-Bas. Dans un autre cas, nous avons analysé une société qui propose des habitats pour les personnes âgées et qui effectue régulièrement des acquisitions pour élargir son offre.

Dans la perspective de l’entreprise, quel est au juste l’avantage de se financer via de la dette privée plutôt que de contracter un emprunt classique?

Nous ne proposons pas nécessairement le financement le moins cher qui existe sur le marché. En revanche, le mode de financement que nous proposons est beaucoup plus flexible et plus adapté au mode de fonctionnement des sociétés de croissance. Quand une entreprise s’adresse à une banque pour un emprunt, cette société devra, en général, effectuer à chaque reprise une nouvelle demande de crédit pour toutes les fois où elle a besoin d’un financement supplémentaire. Chez nous, une entreprise peut effectuer une fois une demande dans un but donné et elle obtient ensuite une ligne de crédit qu’elle peut utiliser à plusieurs reprises – sans devoir renouveler sa demande.

Autre différence: nous n’exigeons le plus souvent pas d’amortissement de l’emprunt, ce qui est généralement le cas lorsqu’une entreprise contracte un prêt auprès d’une banque.

A quels types d’investisseurs s’adresse le marché de la dette privée?

Nos solutions s’adressent avant tout aux investisseurs institutionnels, comme des caisses de pension ou des assurances. Il y a toutefois aussi des gérants de fortune parmi nos clients, ce qui fait qu’elles peuvent aussi figurer en fin de compte dans les portefeuilles de certains clients privés. Néanmoins, l’accent est clairement mis sur la clientèle institutionnelle.

Quel horizon d’investissement faut-il prévoir, comparé à d’autres classes d’actifs peu liquides telles que le capital-investissement (private equity) par exemple?

Dans l’ensemble, l’horizon d’investissement doit être relativement similaire à celui du private equity. S’agissant de la dette privée, le processus d’investissement se répartit typiquement en deux phases. Il y a tout d’abord la phase d’investissement qui dure à peu près 3 ans, suivie par une période de conservation d’environ 5 ans, soit un total de 8 ans. En comparaison de certains fonds de private equity, c’est une durée un peu plus courte.

«Comparé au private equity, il n’existe pas encore un marché
secondaire aussi développé dans le domaine de la dette privée.»
Qu’en est-il de la liquidité du marché – est-il possible de revendre sa position avant la fin de cette période?

Comparé au private equity, il n’existe pas encore un marché secondaire aussi développé dans le domaine de la dette privée. Il y a toutefois aussi des intermédiaires spécialisés dans le marché de la dette privée qui achètent et revendent des parts.

Existe-t-il des indices qui permettent de suivre l’évolution des prix dans le domaine de la dette privée?

Aux Etats-Unis, c’est déjà le cas. Il y a notamment le Cliffwater BDC Index ou CWBDC (ndlr: en hausse d’environ 8,5% entre début janvier et le 15 juillet 2021), qui mesure la performance des prêts accordés aux entreprises dans le cadre de la dette privée. Les lettres BDC signifient ici Business Development Companies.

En Europe, on n’est certes pas encore aussi avancés dans ce domaine. Néanmoins, il est aussi possible d’obtenir toujours davantage d’informations sur les prix. Le marché de la dette privée gagne ainsi peu à peu en transparence également de ce côté de l’Atlantique. Il y a certaines différences de méthodologie en matière comptable qui font que l’on ne peut pas directement comparer les évaluations dans la dette privée entre les deux régions de part et d’autre de l’Atlantique. En Europe, on utilise notamment une méthode d’évaluation basée sur l’«impairment», alors qu’aux Etats-Unis on recourt à la «fair value».

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