Quelle Amérique après l’apogée de l’automobile et des sucreries?

Todd G. Buchholz

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L’alimentaire et l’automobile constituent des moteurs essentiels de l’économie américaine. Or, ces deux secteurs pourraient bientôt commencer à se contracter.

Dans le film Jerry Maguire de 1996, l’agent sportif joué par Tom Cruise répète une phrase accrocheuse typique d’Hollywood: «Gagne-moi le blé !». Les répliques les plus pertinentes émanent toutefois de l’épouse de l’unique client de Maguire, Rod Tidwell. La meilleure offre proposée par Maguire à Tidwell étant une publicité pour les lits à eau, l’épouse avisée rétorque «Il mérite le big four: chaussures, automobile, lignes de vêtements, boissons gazeuses. Les quatre joyaux du marché de la publicité pour les célébrités». Deux de ces quatre joyaux présentent aujourd'hui des fissures, qui pourraient bien refaçonner l’économie américaine.

Demandez à un Européen de décrire les Américains, et la réponse inclura probablement les deux éléments suivants: obèses et grosses voitures. S’il s’agit évidemment d’un stéréotype, il n’en demeure pas moins que les Américains pèsent en moyenne 20% de plus que leurs voisins transatlantiques, et conduisent des voitures 32% plus imposantes. Ce n’est pas seulement une question de kilos et de centimètres. L’alimentaire (sodas inclus) et l’automobile constituent des moteurs essentiels de l’économie américaine, employant respectivement 16 millions et 4,4 millions de personnes. Or, ces deux secteurs pourraient bientôt commencer à se contracter, ce qui viendrait bouleverser une tendance vielle de 70 ans, apparue après la Seconde Guerre mondiale, et qui a littéralement façonné la vie aux États-Unis.

Après tant de générations élevées aux Pop Tarts et aux moteurs V8, pourquoi les goûts des consommateurs américains sont-ils en train de changer? Posez la question aux jeunes et aux chimistes.

La jeunesse d’aujourd’hui s’intéressent beaucoup moins aux voitures. Dans les années 1980, 80% des lycéens américains obtenaient leur permis de conduire; ce chiffre est depuis tombé à 40%. Comme celui du public des orchestres symphoniques, l’âge moyen de l’automobiliste américain a augmenté, si bien qu’un septuagénaire est aujourd'hui plus susceptible de conduire qu’un jeune de 20 ans. Quel changement depuis les années 1960, époque à laquelle les Beach Boys chantaient l’histoire d’une jeune fille qui «ferait passer les 500 miles d’Indianapolis pour une course de vieillards», croquant la vie au volant de sa «T-Bird» jusqu’à ce que «son père lui reprenne les clés».

Il se pourrait que Disney accueille davantage de fans dans ses parcs à thème, mais que ceux-ci dépensent moins à la boulangerie de Minnie.

À l’époque, les voitures étaient plus élégantes, arborant ailerons et peintures bicolores. Les constructeurs automobiles tenaient secrets leurs nouveaux designs, à l’abri du regard des paparazzis de la presse automobile, qui traquaient les prototypes jusque dans les rues les plus reculées de Detroit. Les PDG dévoilaient leurs nouveaux modèles à la télévision. De nos jours, ce n’est plus Bill Ford qui reçoit les acclamations d’émerveillement, mais Tim Cook d’Apple. Et pourquoi pas? Les trajets en Uber, Lyft et Zipcar sont aujourd'hui à portée de doigt sur un écran tactile.

Le déclin de l’intérêt des Américains pour l’automobile semble s’opérer en pilote automatique – un état de fait en phase avec l’époque, puisque les voitures autonomes sont aujourd'hui au coin de la rue (au sens figuré principalement, mais également au sens propre si vous vivez par exemple à Austin). Si les gros titres font sensation chaque fois qu’une voiture autonome plie un pare-chocs ou percute un piéton, il n’en demeure pas moins que ces véhicules deviennent de plus en plus intelligents. Il se pourrait demain que les compagnies d’assurance automobile commencent à ne plus couvrir les conducteurs humains. Interviennent également les véhicules électriques (VE), qui contiennent 90% de pièces en moins et dont la construction nécessite 30% de travailleurs en moins par rapport aux véhicules thermiques.

Compte tenu de toutes ces pressions, difficile d’imaginer l’automobile dominer l’actualité économique future, à moins que les robots n’entrent un jour en grève. Constat révélateur, la chaîne NBC a récemment annulé le programme American Auto, sa série comique sur une entreprise automobile en difficulté.

Quant aux boissons sucrées, deuxième joyau du «big four» de Jerry Maguire, elles sont aujourd'hui vulnérables en raison d’un changement non pas dans les goûts des enfants, mais dans ceux des personnes en surpoids. De nos jours, la moitié des adultes américains – soit plus de 135 millions de personnes – sont diabétiques ou prédiabétiques. Ces six derniers mois, les cours des actions des sociétés de biscuits et confiseries telles que Hershey et Mondelez ont chuté d’environ 30%.

Les investisseurs et les dirigeants de l’alimentaire s’inquiètent du recours croissant à des médicaments coupe-faim tels que l’Ozempic et le Wegovy. Une étude de 2021 révèle que les personnes qui prennent ces médicaments pendant un an réduisent leur apport calorique et perdent environ 15% de leur masse corporelle. Morgan Stanley rapporte que 65% des patients traités au moyen de médicaments contre l’obésité boivent moins de boissons gazeuses sucrées, et le PDG de Walmart affirme que les caddies de courses ont d’ores et déjà diminué, avec «moins d’articles et moins de calories». La facture alimentaire américaine pourrait ainsi baisser de plusieurs points de pourcentage.

Ces nouveaux médicaments se heurtent bien entendu à certains obstacles. Leur utilisation à long terme peut entraîner des effets secondaires risqués, et leur effet coupe-faim s’estomper. Il n’est pas non plus impossible que ceux qui les consomment dépriment en raison de leur perte d’appétit pour les donuts Krispy Kreme et le Mountain Dew en gobelets géants d’un litre.

Pendant ce temps, les compagnies d’assurance peinent à déterminer quels médicaments elles devraient couvrir, et pour quels patients. Les médicaments demeurent coûteux, mais si les clients perdent du poids, ils seront moins susceptibles de subir des crises cardiaques, d’avoir besoin d’une chirurgie onéreuse de remplacement du genou, ou de dépendre de fauteuils électriques pour se déplacer dans les centres commerciaux.

Si les Américains dépensent moins dans l’automobile et la consommation de nourriture, où ira cet argent? Il faut s’attendre à ce que ces tendances libèrent davantage de dollars pour les expériences de divertissement, telles que les abonnements de streaming, les concerts, les jeux vidéo ou les vacances en famille.

Il se pourrait que Disney accueille davantage de fans dans ses parcs à thème, mais que ceux-ci dépensent moins à la boulangerie de Minnie. Le Metaverse de Mark Zuckerberg ou le projet Starline de Google pourraient commencer à sembler plus abordables pour les utilisateurs potentiels. Taylor Swift pourrait être en mesure d’augmenter encore davantage le prix de ses concerts, voire de se créer des avatars pour interpréter simultanément ses chansons dans les stades du monde entier. Les compagnies de croisière pourraient réaliser des bénéfices plus élevés, sans avoir à superposer toujours plus de nourriture sur les buffets à bord.

Lorsque Jerry Maguire est sorti, nous n’avions ni iPhone, ni plateformes de streaming, ni véhicules électriques. Le terme 5G ne signifiait rien d’autre qu’un numéro de place de parking, et le «cloud» n’évoquait que les cumulus. Les voitures et les boissons sucrées semblaient constituer des éléments permanents de la vie américaine. Il se pourrait que, bientôt, nous ne les apercevions plus que dans le rétroviseur.

 

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