Quatre raisons de repenser le cadre «value vs. growth»

Nisha Thakrar, Capital Group

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Le style «value» n’a jusqu’à présent pas réussi à s’imposer dans la durée.

Il n’y a aucun doute sur le fait que les rotations continueront entre les styles «value» et «growth», sachant que plusieurs fois depuis la crise financière mondiale, les titres «value» ont surperformé les titres «growth» pendant au moins un mois1. Toutefois, le style «value» n’a jusqu’à présent pas réussi à s’imposer dans la durée.

Plutôt que de tenter de positionner leur portefeuille pour être du bon côté au moment de la rotation, les investisseurs ont plutôt intérêt à rechercher – dans les deux styles – les titres pour lesquels ils sont sûrs de bénéficier d’une appréciation du capital et d’un revenu. Nous avons identifié quatre grands changements durables qui ont contribué à une accumulation des risques au sein de ce cadre «value vs. growth» et qui pourraient, à l’avenir, impliquer bien plus qu’une simple rotation de style.

Les secteurs «value» sont depuis longtemps en perte de vitesse

Les secteurs de la banque et de l’énergie sont deux exemples de secteurs cycliques de type «value» confrontés à des difficultés qu’ils ne parviendront probablement pas à surmonter après la reprise économique. Les taux durablement bas et le durcissement de la réglementation ont pénalisé les groupes bancaires, qui ont dû réduire la voilure dans leurs activités de trading et limiter leur exposition au risque pour renouer avec la stabilité financière, des facteurs qui ont mis leurs dividendes sous pression. Pour retrouver les faveurs des investisseurs à long terme, ils devront diversifier leurs sources de revenus, accélérer leur passage au numérique, mais aussi contrer une concurrence nouvelle et plus agile.

Après une phase d’expansion spectaculaire il y a une quinzaine d’années, les opérateurs traditionnels du secteur de l’énergie se retrouvent aujourd’hui en difficulté. Outre la baisse de la demande liée à la crise sanitaire, ils pâtissent de la détente des prix du pétrole et du gaz2, de cash-flows limités, d’une production en baisse, de dépenses d’investissement dans l’exploration et la production (E&P) au plus bas depuis 13 ans et de dividendes élevés. Mais la pression supplémentaire exercée par l’intérêt des investisseurs pour les questions ESG pourrait en réalité être le catalyseur permettant à ces entreprises de réussir leur transition vers les énergies renouvelables.

La demande agrégée stagne, les prix de gros reculent et la production d’énergie se décentralise.

Nous assistons également à la transformation des services aux collectivités, un secteur traditionnellement monopolistique caractérisé par un flux stable de dividendes et de revenus résilients. Depuis une dizaine d’années, la demande agrégée stagne, les prix de gros reculent et la production d’énergie se décentralise. Par ailleurs, la demande accrue d’énergies renouvelables favorise l’essor de l’éolien et du solaire. En conséquence, de nombreux acteurs historiques sont plombés par une transition trop lente vers la décarbonation et l’électrification. Face à la transformation en cours du secteur, il faudra trouver des entreprises qui privilégient les énergies propres et qui exploitent le numérique pour réussir leur adaptation3.

Le passage au numérique (la 4e révolution industrielle) a créé un fossé entre gagnants et perdants

S’appuyant sur leur avantage concurrentiel décisif et sur leur capacité à identifier les effets de réseau, les FAANG+M (Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google et Microsoft) ont amené de grandes avancées technologiques comme le très haut débit mobile, l’intelligence artificielle ou encore l’automatisation, le big data et le cloud. La transformation numérique ne fait toutefois que commencer. Par exemple, le marché mondial de l’e-commerce – 4 000 milliards USD en 2020, soit seulement 18% des ventes de détail5 – bénéficie d’un formidable potentiel de croissance dans le contexte sanitaire actuel: les ventes en ligne ont bondi de 32% en 12 mois, deux fois plus que leur croissance annuelle moyenne4.

De plus, avec la dématérialisation, les frontières entre les secteurs pourraient s’estomper. Les sociétés qui ont déjà commencé à se diversifier hors de leur cœur de métier pourraient voir leur chiffre d’affaires augmenter de 25%5 de plus que la moyenne de leur secteur, ce qui montre que l’innovation ne se limite pas à l’étiquette «value» ou «growth».

La composition sectorielle est plus restrictive

La composition des indices s’est resserrée au fil du temps. Ces 20 dernières années par exemple, bien que les banques soient restées dominantes dans l’indice MSCI World Value, leur part est passée de 16,0% à 10,7%. Dans l’indice MSCI World Growth, elles ne représentent plus que 0,2% (contre 2,5% auparavant). Dans le même temps, les fabricants de matériel technologique sont passés de 5,1% à 9,0% dans l’indice «growth», mais ne dépassent toujours pas 1% dans l’indice «value». Il est de ce fait plus difficile de diversifier son exposition au sein d’un même style. Sans compter que les changements survenant à long terme au sein d’un même secteur ont aujourd’hui probablement plus d’influence sur les résultats6.

Les immobilisations incorporelles sont appelées à prendre encore plus d’importance dans les bilans.
L’augmentation des immobilisations incorporelles complique l’estimation de la valeur intrinsèque  

L’essor de l’économie du savoir ces trente dernières années s’est traduit par l’augmentation marquée des immobilisations incorporelles (ou «intangible assets»). Voilà qui complique la tâche de ceux qui investissent selon un style particulier, car il est plus difficile d’estimer la valeur intrinsèque des sociétés, sachant que tous les secteurs sont aujourd’hui concernés.

Si les approches classiques de valorisation n’en perdent pas pour autant de leur utilité, les investisseurs doivent cependant les ajuster pour déterminer la juste valeur des entreprises. Pour y pallier, certains ont tenté de systématiser ces ajustements7 en incluant par exemple les investissements en recherche et développement (R&D), voire certaines charges d’exploitation. Mais la part des immobilisations incorporelles pourrait malgré tout demeurer largement sous-estimée dans le capital organisationnel – un thème qui s’est considérablement développé8 et qui est souvent propre à chaque entreprise. Et on ne peut s’en tenir à une évaluation quantitative, car la plupart de ces éléments sont difficiles à mesurer, ils ne figurent pas dans les états financiers et nécessitent différentes méthodes d’amortissement pour traduire leur contribution réelle au bénéfice. D’où l’intérêt de la recherche fondamentale, qui tient compte à la fois de l’analyse au cas par cas de chaque société, et de l’aspect qualitatif.

Les technologies s’infiltrant dans un nombre croissant d’entreprises et de secteurs, les immobilisations incorporelles sont appelées à prendre encore plus d’importance dans les bilans. Un cadre «value vs. growth» classique, qui distingue les actions en fonction d’indicateurs de valorisation ne restituant que partiellement le processus de création de valeur de l’entreprise, n’est pas (ou plus) d’un grand secours pour les investisseurs qui recherchent les gagnants à long terme.

Conséquences pour les investisseurs de long terme

Compte tenu des changements séculaires décrits ci-dessus, il y a lieu de se demander si les cycles de rotation entre titres «value» et «growth» se perpétueront. À l’évidence, les deux styles d’investissement étant aujourd’hui plus nuancés, il devient plus difficile de les considérer de manière séparée. À la place, les investisseurs pourraient envisager de sélectionner, dans les deux univers, les titres qui leur permettront d’atteindre leurs objectifs d’appréciation du capital et de revenu.

 

1 Indice MSCI World à fin décembre 2020. Source: «Le moment est venu de repenser le cadre «value» vs. «growth»», Capital Group, mai 2021 2.
2 Source: Agence internationale de l’énergie.
3 Sources: Deloitte, PwC, Boston Consulting Group.
4 Données de 2015 à 2020. Sources: Statista.
5 Sources: «Twenty-five years of digitization: Ten insights into how to play it right», McKinsey Global Institute, mai 2019.
6 Données au 31 décembre 2000 et au 31 décembre 2020. Sources: FactSet.
7 Exemples: initiatives de Research Affiliates et Empirical Partners.
8 Sources: «Organizational Capital: A CEO’s guide to measuring and managing enterprise intangibles», Baruch Lev, Suresh Radhakrishnan, Peter C. Evans, janvier 2016.