Le virus qui calme (partie 2, avec vengeance)

Serge Ledermann, 1959 Advisors

6 minutes de lecture

Les prévisions de prolongement du cycle sont remises en question, la probabilité d’une récession en Asie et en Europe est désormais plus réelle.

Février 2020: virus vs TINA

Janvier se terminait sur une note hésitante, ce qui nous incitait à intituler notre précédente chronique «Le virus qui calme». Calme en fait de courte durée, car les actifs les plus risqués reprenaient rapidement de l’altitude pour atteindre des sommets historiques au cours des 15 premiers jours du mois! Les investisseurs semblaient donc se concentrer sur un bienvenu retour d’activisme des banques centrales plutôt que sur les effets «disruptifs» du virus. Ce mouvement de reprise a véritablement surpris tout le monde, permettant aux indices de former des configurations techniques encore plus tendues qu’en début d’année, et donc par voie de conséquence plus vulnérables. Dans le même temps, les actifs classiques de protection (or, obligations souveraines, franc suisse) restaient toutefois demandés. Cette situation un peu schizophrénique constituait probablement le prélude à une véritable correction des actions. 

Si le franc suisse exprime pleinement ses caractéristiques défensives,
le dollar apparaît également comme un solide refuge de capitaux.

Cette correction s’est finalement mise en place dès le 19 février (en raison de la propagation internationale du virus), puis s’est transformée en panique par la suite pour enregistrer la plus importante baisse historique du marché américain sur 6 jours (plus de 10%). Au 28 février, et pour le mois, les classes d’actifs qui enregistrent les meilleures performances sont les actifs dit «anti-fragiles» comme les obligations souveraines (l’emprunt à 30 ans américain plongeant même à son plus bas niveau historique soit moins de 1,7%!!!), l’or ou encore l’immobilier coté suisse (en hausse de près de 3%). Sur le plan des devises, si le franc suisse exprime pleinement ses caractéristiques défensives en s’appréciant unilatéralement, le dollar apparaît également comme un solide refuge de capitaux. 

Evolution des grandes classes d’actifs depuis le début de l’année
(en monnaies locales au 27.2.2020)

Source: Quilvest Wealth (Suisse)

 

La volatilité des devises demeure curieusement modeste par rapport à celle des actions (qui bondit à plus de 40% durant la session du 27 février), induisant de furieux mouvements d’ajustement de portefeuille pour les stratégies «en parité de risque». Parallèlement, l’ampleur historique du mouvement de baisse pousse rapidement certaines classes d’actifs en territoires de sur-achat (obligations longues, or) ou de sur-vente (actions). Les méthodes modernes de transactions basées sur des algorithmes ne manquent pas d’exacerber les mouvements de cours, le momentum haussier ayant brutalement fait place au momentum de baisse.

Le tableau de bord du virus du 15.1 au 27.2.2020 (en devises locales) 
Baisse marquée dans les actions, l’énergie et les devises émergentes, bonne tenue de l’or, des obligations, du dollar et du yen

Source : Financial Times, Bloomberg

 

La reprise est repoussée à des jours meilleurs en raison du virus

Donald Trump fait sa mauvaise tête après son acquittement. La couardise de la majorité républicaine au Sénat permet à POTUS de poursuivre son «épuration éthnique» au sein des services de l’état. Paradoxalement, sa cote de popularité s’améliore quelque peu… 

Bernie Sanders s’approche de l’investiture démocrate. Il a remporté haut la main l’élection primaire démocrate dans le Nevada après s'être imposé dans le New Hampshire. Le Super Tuesday (quatorze États voteront le 3 mars) sera déterminant à cet égard. Son profil de populiste de gauche commence toutefois à inquiéter les marchés (qui gardent en tête la «surprise Trump» de 2016).

Boris Johnson se prépare à l’affrontement avec la Commission européenne en indiquant (en amont des négociations qui démarrent prochainement) qu’il n’entend faire que de faibles concessions commerciales et trouver rapidement une équivalence financière et boursière (sans pour autant accepter les règles communautaires en matière de services financiers). 

Il semble qu’une amorce de relance fiscale
dans la zone euro reste un voeu pieux.

Les ministres des finances européens n’arrivent pas (une nouvelle fois) à s’entendre sur un budget commun et sur un plan de financement (pour la période 2021-2027) en butant sur des écueils de toute nature. Il semble donc qu’une amorce de relance fiscale dans la zone euro reste un voeu pieux. Les citoyens européens découvrent l’obstruction des «quatre austères» (Finlande, Suède, Autriche et Hollande) qui s’opposent à toute initiative.

Les derniers PMI ne permettent pas d'y voir plus clair. Ils font état de baisse au Japon (à 47), légère reprise en Europe (49,1) et recul sensible aux États-Unis (49,4, à cause des services). Ce dernier chiffre ne manque pas de surprendre (niveau le plus bas depuis 2013) car il s’inscrit en décalage avec d’autres indicateurs publiés récemment qui ont eu tendance à remonter (comme la confiance des consommateurs et le climat des affaires dans l’industrie manufacturière des régions de Philadelphie et de New-York). De leur côté, les chefs d’entreprise continuent à se montrer prudents (dans leurs initiatives d’investissement, mais également quant à l’incertitude liée aux élections de fin d’année). Nous pouvons sans autre présumer que les indicateurs qui seront publiés pour le mois courant feront état d’une poursuite du recul en raison de l’arrêt de nombreuses usines et autres circuits de production en Asie principalement. Les secteurs directement liés aux transports, aux loisirs et à la consommation discrétionnaire affichent déjà des baisses brutales. Les difficultés d’approvisionnement en composants pour les sociétés américaines, japonaises et européennes se font également déjà fortement sentir.

Indice du climat des affaires en Chine

Source: Cormerstone Macro

 

L’indice du climat des affaires en Chine présente une forte corrélation avec l’indicateur avancé PMI, ce qui montre que les fermetures d’usines sont massives. 

Le Japon flirte à nouveau avec la récession sur la base des chiffres du dernier trimestre de 2019 (PNB en recul de près de 7% en raison de l’augmentation au 1er octobre de 2% du taux de TVA). Si cette évolution correspond dans les grandes lignes à l’augmentation de taux opérée en 2014, nous relevons toutefois que la dynamique de la consommation des ménages est plus faible dans ce cycle, et l’impact du virus sur la production industrielle commence déjà à se faire sentir, ce qui se traduit par une révision à la baisse des perspectives de croissance pour 2020 (juste au-dessus de zéro).

L’indicateur avancé d’activité continue sa chute au Japon

Source: Cornerstone Macro

 

L’inquiétude à propos du coronavirus monte de plusieurs crans dans le monde à partir du moment où des cas de maladie sont désormais rapportés en Europe, en Amérique latine et même aux Etats-Unis. En l’état (et sans vouloir remplacer le médecin cantonal!), nous constatons que ce virus nouveau touche essentiellement des personnes en Chine, qu’il est de source animale, qu’il se transmet par contact direct entre humains, qu’il présente une période d’incubation de 14 jours, qu’il ressemble fortement à la grippe et qu’il semble moins dangereux que le SARS de 2002, que les médecins ne disposent pas de médicaments spécifiques (les malades sont à l’isolement), mais que des agents antiviraux sont déployés avec une certaine efficacité. Les experts parlent d’un sommet de la propagation au cours des prochaines semaines et estiment que les mesures de confinement (notamment et prioritairement en Chine, mais depuis peu également en Europe) et de prévention seront efficaces. 

Un choc de l’offre essentiellement!

Il est évidemment très difficile de chiffrer les répercussions économiques de ce début d’épidémie. Il apparaît que la Chine (qui représente un chaînon essentiel des circuits d’approvisionnement de nombreuses industries globales) est directement frappée, ce que démontre le tassement marqué de la croissance de son PNB dès janvier. Au plan mondial, sur la base de ce qu’on connaît à ce jour, l’impact sur la croissance est estimé à 0,2-0,4% (mais cela peut augmenter rapidement). Les mesures de relance (déjà initiées en Chine) et l’attention accrue prêtée par les grandes banques centrales ne parviennent pas à rassurer dans l’immédiat. Nous assistons à une crise de l’offre (arrêt de la production dans certains secteurs), crise qui ne saurait être compensée par plus d’accommodation monétaire. Toutefois, si les acteurs économiques ralentissent voire stoppent leur activité, le choc sera perceptible sur l’offre et sur la demande! 

Désormais, la courbe américaine anticipe
trois réductions de taux directeurs cette année.

Les autorités, comme les investisseurs, veulent adopter l’acronyme MTR (Maîtrisable, Temporaire, Réversible) pour analyser en continu la situation. Il n’est malheureusement pas possible de répondre positivement à ces critères en ce moment, d’où la forte montée des peurs. L’incertitude est bien présente et les perspectives se font hésitantes entre un scenario de reprise en V dans un futur proche une fois le pic de l’épidémie dépassé et une hypothèse de récession mondiale si la maladie devait se répandre sans maîtrise, induisant un arrêt prolongé de l’activité. Quelle que soit l’option retenue, et par voie de conséquence, les taux d’intérêt restent assurément accrochés à leur plancher. Désormais, la courbe américaine anticipe trois réductions de taux directeurs cette année. L’Europe (et dans son sillage la Suisse) semblent demeurer dans une position attentiste, mais la tentation de baisser les taux est certainement très présente. Nous n’envisageons aucune remontée avant que la situation soit assainie et les perspectives de reprise clairement perceptibles.

La courbe des taux intensifie la pression sur la Fed de baisser ses taux

Source: Pictet

 

Les marchés des actions ont progressé ces dernières semaines (avant la récente correction) en raison de la poursuite de l’expansion des multiples de valorisation (dans l’attente d’une véritable reprise des bénéfices). Pendant cette période de frugalité bénéficiaire, les actions aux caractéristiques défensives et de croissance continuaient à faire mieux que le reste. La tentative de rebond des valeurs plus cycliques à l’automne a fait long feu… La poursuite de la baisse des taux pour les raisons conjoncturelles évoquées ne va pas permettre de reprise des actions, aussi longtemps que l’incertitude sanitaire et les révisions de croissance persistent. 

Evolution des révisions de bénéfices au cours de 3 dernières années 
(mesurées par les upgrades/downgrades; 1 mois en brun, 3 mois en rouge et moyenne) 

Source: Quilvest Switzerland

 

Dans ce contexte, la correction en cours va permettre de s’intéresser à nouveau aux actions avec des niveaux d’entrée plus attrayants et dans un marché nettoyé des positions spéculatives. Même raisonnement pour le crédit au travers de l’élargissement des spreads (qui s’écartent de près de 100 points de base aux Etats-Unis en moins d’un mois), qui permet de créer de la valeur dans ce segment des obligations. Toutefois, il ne faudra entrer dans une crise du crédit en cas de prolongement de la crise…

Douleur et anxiété à court terme, opportunités à moyen terme

Comment se comporter dans un contexte de grande incertitude, plus spécifiquement devant une inconnue sanitaire? Les autorités du monde entier développent des mesures de protection et d’endiguement de l’épidémie. L’engagement des spécialistes médicaux et sanitaires est essentiel, sauf aux Etats-Unis où le Président est – comme on le sait – médecin en chef… Nous suivons jour après jour la propagation du virus, le développement des traitements et l’impact des mesures de protection sur l’activité. Nous constatons que les prévisions de croissance économique pour le premier trimestre et probablement également le second trimestre sont fortement révisées à la baisse, tout comme les attentes bénéficiaires. La solidité financière des entreprises va être testée si les problèmes d’approvisionnement persistent ou si les activités sont arrêtées plus longtemps que prévu. Les réponses monétaires et fiscales sont activées, ce qui entretient l’environnement financier de taux très bas, de faible inflation et de manque d’alternative aux actions (TINA). 

Les stratégies asymétriques jouent également leur rôle
de «coussin absorbant» en période de crise.

Nous n’avons pas augmenté le profil de risque des portefeuilles depuis le début de l’année et conservé nos positions en actifs de protection (or, obligations souveraines, franc suisse). Les stratégies asymétriques jouent également leur rôle de «coussin absorbant» en période de crise. Comme évoqué dans les deux dernières chroniques, les risques politiques et sanitaires sont les plus importants dans l’immédiat. Ces risques se manifestent avec brutalité en effaçant en l’espace d’une semaine la hausse des quatre derniers mois. Les prévisions de prolongement du cycle sont donc remises en question, la probabilité d’une récession en Asie et en Europe est désormais plus réelle, récession qui ne serait pas déclenchée par un resserrement monétaire cette fois-ci!

Evolution de l’indice des actions américaines (changement par intervalle de 5 jours) depuis 2011
La semaine du 24 au 28 février enregistre la plus importante baisse de la série!

 
Source: Global Macro Cycle Partners

 

La qualité des actifs en portefeuille constitue une priorité, tout comme la diversification avec les actifs de protection. La baisse massive des cours présente déjà des opportunités que les investisseurs qui ne sont pas surexposés aux actifs risqués peuvent commencer à explorer, en considérant des interventions échelonnées dans le temps. Nous ne considérons pas de désinvestir les actifs de protection avant de voir le reflux de l’épidémie. 

Note de la rédaction: la rédaction de cette chronique a été achevée le vendredi 28 février 2020 à 14h30.

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