Fatigue conjoncturelle

Chris Iggo, AXA IM

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Sur le marché, on ne semble pas encore vouloir s’engager, ni dans un sens ni dans l’autre, malgré de nombreux signes indicateurs clairs.

Un facteur décisif pour notre perspective d’investissement, c’est de savoir ce qui va se passer aux États-Unis – un atterrissage en douceur, une récession ou quelque chose d’autre? Selon la Fed, l’inflation n’est pas encore endiguée. Mais la banque centrale américaine fait actuellement une pause dans sa politique de relèvement des taux et espère que les taux directeurs augmentés de 500 points de base parviendront à freiner la croissance et la hausse des prix. Et les données conjoncturelles n’indiquent nullement que nous nous dirigeons avec certitude vers une récession. Idem au niveau des valeurs individuelles. Sur le marché, on ne semble pas encore vouloir s’engager, ni dans un sens ni dans l’autre, malgré de nombreux signes indicateurs clairs. C’est pourquoi on continue à y investir dans les obligations à court terme. Les actions continuent de gagner du terrain, mais elles peuvent tout aussi bien en reperdre rapidement si les estimations changent ou si les données chiffrées déçoivent. D’ici là, profitons donc de l’été tant que c’est encore possible.

Une pause, oui, mais aussi une mise en garde: conformément à l’attente générale, le 14 juin, la Fed a annoncé qu’elle maintenait son taux directeur à 5%. Les commentateurs ont parlé de « hawkish skip », d’un « passage de tour agressif » - c’est-à-dire d’une pause, certes, mais accompagnée d’un message corsé. En outre, la banque centrale a actualisé ses prévisions, ce qui laisse présager encore d’autres relèvements de taux. En effet, elle n’exclut toujours pas la possibilité d’une inflation étonnamment forte et estime que la conjoncture économique est aujourd’hui plus stable qu’après les effondrements bancaires du mois de mars. La décision de la Fed fait grimper les attentes en matière de taux d’intérêt. On s’attend désormais à un taux d’intérêt au jour le jour de 4,2% dans trois ans, contre 3,5% il y a un mois. On envisage donc moins de baisses de taux d’intérêt. Et comme l’inflation a reculé dans le même temps, le taux d’intérêt réel implicite a fortement progressé. Mais bien que la Fed prévoie encore deux hausses de taux d’intérêt en 2023, à en croire ses anticipations médianes (‘dot plot’), le marché s’attend à devoir tout au plus faire face à une seule. Le taux implicite des fonds fédéraux pour fin 2023 est de 5,22%. Il semble que le marché compte avoir affaire encore un certain temps à des taux directeurs tels qu’ils sont pratiqués actuellement, ou légèrement plus élevés.

Une inflation de base tenace: C’est tout à fait plausible, puisque le taux d’inflation se situe encore nettement au-dessus de l’objectif fixé par la banque centrale américaine. En mai, il est certes tombé à 4%, mais le taux de base n’a que légèrement reculé, en se montant encore à 5,3%. Mois après mois, l’indice de base augmente d’environ 0,4%, ce qui représente un taux annuel de 4,8%. C’est décidément trop. Si l’inflation de base ne faiblit pas, la Fed ne s’écartera pas de sa position selon laquelle la politique monétaire doit demeurer stricte, du moins pour le moment.

Des prévisions difficiles: En termes de perspectives, le facteur décisif sera de savoir si l’économie américaine parviendra à réaliser un atterrissage en douceur ou si elle entrera malgré tout en récession. Sur les marchés des actions et du crédit, on se veut néanmoins optimiste. Mes collègues du département obligataire et moi-même venons tout juste d’élaborer nos prévisions trimestrielles en matière de conjoncture, de taux d’intérêt et de crédit. Ce qui est sûr, c’est que fondamentalement, les entreprises sont solides. Grâce à la forte croissance nominale de leurs bénéfices, elles ont pu réduire leurs dettes, et celles qui ont dû contracter de nouveaux emprunts ont pu jouer sur du velours ces derniers mois. Les entreprises ont constitué des réserves de liquidités – dans l’éventualité que la conjoncture s’effondre. Le chômage reste faible, la consommation élevée. Après l’accord sur le plafond de la dette conclu aux États-Unis, la politique fiscale ne posera pas non plus de problème.

Les placements sur le marché monétaire restent attrayants: Si une récession venait finalement à s’imposer, elle ne constituerait pas réellement une surprise. Depuis un an, la courbe des taux suit une trajectoire inversée, la croissance de la masse monétaire s’est effondrée et les conditions de crédit se durcissent. Dès lors, il est tout à fait normal que les investisseurs se montrent prudents. Pourquoi prendre des risques supplémentaires en termes de duration, de crédit et d’actions alors que les fonds du marché monétaire peuvent rapporter 5% et les titres à court terme de type ‘investment grade’ 5,5% à 6%? Comme la Fed ne cesse de nous répéter que les taux d’intérêt resteront élevés jusqu’à nouvel avis, les investisseurs du marché monétaire n’ont pas à craindre les risques de réinvestissement. Si l’on regarde les titres à un an d’échéance, on constate que la courbe des taux américains représente presque une ligne droite. Il en va pratiquement de même pour la zone euro: les emprunts d’État français à douze mois offrent un rendement de 3,4%, alors que les obligations à dix ans ne rapportent que 3%.

Marché de l’emploi: Je ne sais pas si les États-Unis entreront en récession, quand cela se produirait et quel en serait le degré de gravité. Les données chiffrées sont trop disparates pour que l’on puisse se prononcer. Le facteur décisif sera en tous les cas le marché du travail. Or, pour l’instant, celui-ci ne montre guère de faiblesses significatives. Habituellement, les entreprises américaines réduisent immédiatement leurs effectifs lorsque la demande chute et que les bénéfices baissent. Avec son équipe, mon collègue David Page, qui dirige notre service de recherche macroéconomique, a examiné de plus près les marchés du travail dans les pays développés. Leur bilan: depuis la pandémie de Covid, l’offre s’est réduite sur le plan de la main d’œuvre, et ce, pour plusieurs raisons. Ainsi, la proportion de salariés se faisant mettre en congé maladie de longue durée a augmenté, et dans plusieurs pays, bon nombre de personnes ont entièrement quitté le marché de l’emploi. Par conséquent, les entreprises s’efforcent de garder leur personnel autant que se peut. Elles hésitent à licencier, car la main d’œuvre pourrait se faire rare lorsque la situation conjoncturelle se rétablira. Des études supplémentaires sont certainement nécessaires, mais il semble presque certain que dans de nombreux pays, le marché du travail a fondamentalement changé depuis la crise sanitaire. Cela explique en grande partie la pénurie de main-d’œuvre et la tendance plus prononcée à une hausse des salaires. À moyen terme, il pourrait donc s’avérer difficile de ramener le taux d’inflation au niveau visé par les banques centrales, voire au-dessous de celui-ci.

Des réserves bien garnies? Un atterrissage en douceur est encore possible en raison des entreprises et des ménages qui résistent à la crise, et les attentes des marchés boursiers ne sont pas catastrophiques non plus. Les révisions des bénéfices pour les douze prochains mois ont récemment été globalement positives. Ces trois dernières années, les entreprises et les ménages ont dû surmonter bon nombre de défis – les confinements, le choc des prix de l’énergie et un resserrement drastique de la politique monétaire. On se constitue donc davantage de réserves et on réfléchit à deux fois avant de dépenser. La numérisation progressive de larges pans de l’économie favorise les investissements et le développement de nouveaux produits. Certes, il est vrai que la Fed n’a que rarement réussi à réaliser un atterrissage en douceur. En 1995 et 2018, elle semble toutefois y être parvenue.

Dans l’expectative: Nous ne connaîtrons la réponse que plus tard. Après l’apparition des signes précurseurs classiques d’une récession - par exemple un début de resserrement de la politique monétaire ou une courbe des taux d’intérêt inversée - il s’écoule souvent beaucoup de temps avant que le PIB ne s’effondre effectivement. Une récession qui se mettrait en place au début de 2024 serait tout à fait conforme à ce que nous enseigne l’expérience. Mais pour que cela se produise effectivement, il faudrait que les nouvelles nous parvenant des entreprises soient plus préoccupantes et que le chômage progresse. D’ici là, les marchés pourraient évoluer latéralement, en offrant un véritable potentiel uniquement dans le domaine des actions technologiques. Et pourtant, les investisseurs peuvent faire de bonnes affaires. Les obligations à court terme semblent attrayantes pour l’instant. Plus la première baisse des taux d’intérêt devient imminente, plus il peut être intéressant d’allonger progressivement la duration.

L’Europa ne représente pas ces îles Fortunées élyséennes: Pendant ce temps, la Banque centrale européenne (BCE) continue à porter son regard sur le passé, plutôt que sur l’avenir, en maintenant une politique monétaire stricte. Dans certaines régions de la zone euro, la récession a déjà commencé, techniquement parlant. Elle pourrait s’aggraver si la banque centrale continue à relever ses taux d’intérêt et à priver l’économie de liquidités. Alors, les coûts de refinancement des banques augmenteraient et les conditions de crédit seraient encore plus strictes. Il se peut que les spreads des pays périphériques s’élargissent à nouveau au cours des prochains mois, surtout si la BCE vend davantage d’obligations. Début 2023, nous pensions que les actions européennes étaient plus intéressantes que les titres américains. C’est moins sûr maintenant, même si l’Europe semble bénéficier d’une évaluation plus avantageuse.

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