Le private equity entre dans l’ère du numérique

Salima Barragan

3 minutes de lecture

Les entreprises privées pourront tokéniser des levées de fonds sur le SIX Digital Exchange. Avec Frank Levy d’Invest Direct.

À moins de faire partie d’un club de business angels (et consentir à des placements risqués dans de jeunes pousses), les investisseurs professionnels ont difficilement accès au capital-investissement sans passer par des fonds de private equity. Dans l’idée de rapprocher ces investisseurs des PME, la bourse suisse a ouvert le SIX Digital Exchange (SDX) ; une plateforme basée sur une blockchain permettant aux sociétés privées suisses d’émettre des parts sous la forme de jetons numériques. Dans le cadre de ce projet, Allnews a rencontré le fondateur d’Invest Direct Frank Levy. La start-up genevoise s’occupera de lever des fonds pour les entreprises désireuses de rejoindre SDX.

Quels sont les objectifs du partenariat conclu en octobre entre Invest Direct et SIX Digital Exchange?

Notre leitmotiv consiste à donner la possibilité aux investisseurs professionnels d’avoir directement accès à des levées de fonds de sociétés privées.

Ces actions ont vocation à être titrisées sur une plateforme électronique qui repose sur la blockchain. Ce qui signifie que ces actions seront facilement transférables d’un client à un autre, d’un établissement à un autre. L’illiquidité deviendra un problème secondaire. SDX ambitionne de réduire progressivement les frais liés aux levées de fonds en automatisant les processus.

Pour les gérants et les family office, ce système leur permet de conserver les avoirs des clients sous gestion. Lorsque ces derniers investissent directement dans des entreprises ou dans des fonds de private equity, les encours sortent des portefeuilles gérés pour une longue période.

Les clients qui sortent des fonds de capital-investissement avant l’exit sont toujours pénalisés. Qu’en est-il de la vente des jetons électroniques?

Si la liquidité se trouve améliorée par la titrisation, cette dernière n’est pas la panacée. La transférabilité de la transaction est en revanche assurée entre deux institutions financières. Pour autant que la contrepartie soit présente, la vente totale ou partielle d’une position titrisée est d’une fluidité parfaite, un peu comme si on achetait un titre du SMI.

Quant au prix de la transaction et à la décote généralement observée, ce problème se résout grâce à l’expertise et la valorisation indépendantes que nous proposons lors d’une levée de fonds. Elles peuvent être actualisées régulièrement, notamment au moment d’une transaction secondaire.

Les entreprises vous rémunèrent afin de réaliser leur évaluation à l’attention des investisseurs, de la même façon que les agences de notation sont rétribuées par les clients qu’elles notent. Cette situation n’est-elle pas propice à un conflit d’intérêts?

Nous facturons les sociétés, mais n’effectuons pas leur expertise nous-mêmes. Pour contourner le problème du conflit d’intérêts, nous avons conclu un partenariat exclusif pour le marché suisse avec Apollonian, un acteur luxembourgeois. Spécialisé dans l’analyse de sociétés privées, il valorise depuis 6 ans aussi bien des start-ups que des entreprises matures. Il s’agit d’une expertise indépendante en marque blanche.

Ce partenariat part d’un double constat: il n’existe pas de valorisateur indépendant offrant des services de matchmaking avec des investisseurs et de la même manière, aucun intermédiaire en levée de fonds n’est à même de fournir cette expertise indépendante. Dans une certaine mesure, les banques d’affaires proposent ce service, mais ces dernières n’entrent en matière qu’à partir de sociétés dont la valeur est supérieure à 100 millions de francs suisses.

Les encours investis dans le private equity sont en général bloqués sur plusieurs années. En est-il de même avec les jetons?

Comme pour les actions, la durée de conservation des tokens dépend des sociétés. La sortie peut être planifiée dans les deux à dix prochaines années. L’avantage de la titrisation et de la tokenisation est de fluidifier ces transactions.

Le choix de la fréquence dépend des entreprises.
Quel est le niveau d’avancement du projet de SDX?

Il est à ma connaissance presque opérationnel, mais nous devons encore travailler afin de convaincre les émetteurs de numériser leurs actions afin de déployer ce marché à grande échelle. La tokenisation est la suite logique de la titrisation.

Quelle sera la taille des deals sur la plateforme électronique?

Une entreprise trouve son compte dans la titrisation à partir d’une levée de fonds de 1 million et 25 investisseurs.

Ce système permet aussi de proposer des tickets d’entrée plus bas que dans le private equity traditionnel. Les investisseurs pourraient détenir des parts dès 5'000 francs suisses d’investissement, pour autant qu’il y ait une titrisation, comme lors des mises en place de structures de type SPV. Invest Direct ambitionne d’arriver à une capacité de placement annuelle de 50 millions pour une base de 1000 investisseurs dès la fin 2024.

Sur quelles bases votre partenaire valorise-t-il ces candidats à des levées de fonds?

Ils ont développé une véritable technologie maison afin de valoriser les sociétés. Leur processus se base sur l’analyse du cashflow et des autres flux financiers. Ils étudient aussi l’évolution de la feuille de route, l’équipe dirigeante et son implication, les partenaires et les clients. Ils prennent en compte les actifs intangibles tels que la propriété intellectuelle, les brevets et la technologie. Ils sont capables de faire une due diligence qui rassurera les investisseurs et facilitera l’opération.

À quelle fréquence ce prestataire fournit-il ses recommandations sur une même société?

Le choix de la fréquence dépend des entreprises. Elles sollicitent des valorisations préalablement à la levée de fonds, mais elles peuvent aussi décider de continuer à en offrir, afin de donner un genre de NAV (Net Asset Value) annuelle, ce qui sera d’une grande aide en cas d’événement partiel de liquidité.

Face à l’augmentation des taux d'intérêt, comment les alignements d’intérêts entre les entreprises et les investisseurs ont-ils évolué?

L’univers du private equity compte supports, et les fonds propres ne souffrent pas de la hausse des taux. Les obligations convertibles en revanche, ainsi que la dette, sont sensibles aux taux. Les émetteurs doivent offrir des primes plus élevées que les nouveaux taux sans risque afin de garantir le succès des opérations.

Dans les cas des rachats majoritaires avec appel à la dette – les LBO – les problèmes émergent lorsque les conditions d’endettement de l’entreprise sont défavorables et qu’elle ne dispose pas des liquidités suffisantes afin d’amortir la hausse de coût de ses emprunts.

Selon Prequin, les levées de fonds ont diminué de 17% lors des deux premiers trimestres de l’année. Observez-vous également un ralentissement des opérations?

Oui et non, car les sociétés ont toujours besoin de financement. Nous avons constaté un grand tri sur les dossiers, ce qui aboutit à des deals de meilleure qualité à des valorisations plus conformes à la réalité, comme après chaque crise financière.

Quels sont vos autres projets en cours?

Nous avons levé 350'000 francs suisses en seed. Ce tour de table, souscrit par deux fonds fintech et des business angels, est en cours de clôture. Il n’a pas encore été tokenisé, mais tout reste possible…

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