Une économie «Boucles d’or» survitaminée

Yves Bonzon, Julius Baer

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Une récession exogène conduit à un nouveau mode de transmission des politiques.

Il faut admettre que les marchés ont chuté à une vitesse record au mois de mars. Le retracement des pertes a pourtant surpris un grand nombre d’investisseurs. En particulier, la remontée des cours des actions américaines, qui a ramené le S&P 500 aux alentours des 2’800 points, donne l’impression que les marchés sont aujourd’hui déconnectés de l’économie réelle, alors même que le produit intérieur brut (PIB) de nombreux pays a reculé de 10 à 20% par rapport à l’année précédente. Nous avons déjà décrit dans ces colonnes la nature tout à fait unique de la récession actuelle, causée par un choc externe. Dans les cycles de récession des 50 dernières années, l’économie s’est contractée à la suite d’un resserrement de la politique monétaire ou, dans une moindre mesure, de la politique fiscale.

Boucles d’or 
Une économie «boucles d’or» correspond à une économie où la croissance n’est ni trop forte (écartant ainsi le risque d’inflation), ni trop faible (excluant toute récession). Elle se caractérise par un taux de croissance idéal du produit intérieur brut et par une inflation sous-jacente modérée. Une telle situation est dite «Boucles d’or» en référence au conte «Boucles d’or et les trois ours» où une petite fille préfère la bouillie d’avoine ni trop chaude, ni trop froide. À l’instar de la bouillie d’avoine du conte, une économie «boucles d’or» est une économie «à bonne température». 
Source: thebalance.com, Julius Baer

 

C’est pourquoi, dans la phase initiale de la récession, l’effet du resserrement de la politique économique continue de se manifester avec différents degrés de retard, à mesure que l’économie se contracte. Cette fois, l’économie a plongé de façon abrupte dans la récession en raison de décisions administratives prises par les gouvernements. 

En 2019, les États-Unis, la Chine et l’Europe se trouvaient dans une phase d’assouplissement et de relance économique. Nous sommes donc entrés en récession dans un contexte radicalement différent des précédents historiques. De plus, les banques centrales et les gouvernements ont immédiatement pris d’importantes mesures de relance monétaires et fiscales. Aujourd’hui, la sortie de récession ne dépend pas de l’effet retard de la relance macroéconomique. D’une part, elle dépendra de notre capacité à rouvrir les économies et à normaliser l’activité économique tout en contrôlant la pandémie, ainsi que de la capacité des entreprises privées qui ont subi une perte massive de recettes à redémarrer. D’autre part, si les mesures d’aide aux ménages semblent suffisantes dans bien des cas, les mesures en faveur des entreprises privées semblent avoir été prises en ordre assez dispersé et paraissent parfois insuffisantes pour maximiser les chances de normalisation de l’économie avec la plus grande efficacité possible. Quoi qu’il en soit, jusqu’à ce que les marchés soient fixés sur la voie qui sera suivie pour rouvrir les économies, les banques centrales continueront d’injecter des liquidités pour garantir la stabilité financière et tempérer l’effet de richesse négatif. Dans l’intervalle, les liquidités injectées doivent trouver une cible et elles favoriseront les actifs de qualité aussi longtemps qu’il sera prématuré de miser sur une relance décisive de l’économie mondiale. Au final, plus les économies tarderont à rouvrir, plus les indispensables transferts des gouvernements vers le secteur privé devront être revus à la hausse. Il y a donc clairement ici un effet de boucle de rétroaction. 

RÉPONSES FISCALES INÉGALES 

Si, sur le plan monétaire, il suffit que les banques centrales interviennent, sur le plan fiscal, tous les pays pourraient prendre des mesures de relance suffisamment fortes en termes tant quantitatifs que qualitatifs pour assurer la reprise à la fin du confinement. Le mode de financement des transferts requis des gouvernements vers leurs secteurs privés – en l’occurrence le mix choisi d’augmentation des impôts, d’emprunts mobilisant l’épargne privée et de monétisation – jouera un rôle déterminant dans la capacité de reprise des différents pays et régions. À ce jour, on peut distinguer trois groupes de pays. Les États-Unis et la plupart des pays anglo-saxons plus l’Allemagne ont mobilisé les soutiens budgétaires appropriés. Un second groupe, composé de la France, de l’Espagne, de l’Italie et des Pays-Bas, est loin d’avoir mobilisé les sommes nécessaires. Enfin, un troisième groupe, celui des pays émergents (à l’exception de la Chine), a à peine commencé à mobiliser les ressources budgétaires requises et, surtout, fait face à des difficultés considérables en matière d’emprunt ou d’impression des sommes nécessaires. Si la situation ne change pas, les actifs financiers dans les pays ci-dessus présenteront des différentiels de performance importants au cours des mois, voire des années à venir. Nous réitérons notre recommandation de privilégier les pays qui sont capables de s’endetter et d’imprimer la monnaie dans laquelle ils empruntent. 

INTERVIEW ÉCLAIRANTE DU PRÉSIDENT MACRON 

L’incapacité à imprimer la monnaie dans laquelle un pays est endetté est le principal risque structurel pour la zone euro. Cette capacité a été abandonnée en connaissance de cause par les pays qui ont adhéré à l’euro. Face aux moyens budgétaires requis pour surmonter la crise actuelle, ces pays dépendent maintenant de la capacité de la zone à faire preuve de solidarité. L’interview accordée ce week-end par le Président Macron au Financial Times est historique, car il y indique que ses partenaires du nord de la zone euro ont le dos au mur. Nous recommandons vivement sa lecture. L’euro sera confronté au plus grand test de son histoire au cours des mois à venir. 

LE SHUTDOWN A DES EFFETS DE DISTRIBUTION 

Compte tenu de l’urgence sanitaire du mois de mars, les principaux pays concernés ont pris la décision de placer leur population sous un confinement plus ou moins strict. À mesure que les courbes de contagion et de mortalité entament leur descente, on voit poindre des tentatives prudentes d’assouplissement des mesures. Cet assouplissement ouvre une fenêtre de réflexion sur les choix sociétaux et économiques auxquels nous sommes confrontés. Le débat ne fait que commencer et promet d’être intense. À Minneapolis, la Réserve fédérale a publié un livre blanc sur le sujet (Staff Report n°600, avril 2020). Ce document met en évidence les transferts entre les catégories de travailleurs, et plus particulièrement entre générations, engendrés par la fermeture des économies et le confinement de la population. Les auteurs de cette étude recommandent un confinement plus long et plus différencié afin de répartir plus équitablement le coût de la pandémie. Le cas de la Suède sera étudié avec soin. Les mesures prises dans ce pays ont été beaucoup plus ciblées et, pour l’instant, les chiffres des contaminations et des décès semblent suivre la même tendance que dans les pays qui ont instauré des mesures beaucoup plus étendues et restrictives. 

MMT: UNE SOLUTION TACTIQUE ET NON STRATÉGIQUE 

À l’automne dernier, nous avons, dans la publication «Perspectives séculaires» de Julius Baer, abordé la question de la transition vers des politiques économiques non orthodoxes durant cette décennie. La crise a accéléré cette tendance et la Théorie Monétaire Moderne (MMT) s’est trouvée propulsée sur le devant de la scène. Nous défendons farouchement l’idée consistant à répondre à la crise actuelle en monétisant partiellement l’augmentation de la dette publique requise pour amortir le choc économique de la pandémie. L’idée toute simple est de viser le niveau de PIB nominal. Il est toutefois important de spécifier que cette relance à la fois monétaire et fiscale ne peut être que temporaire. En d’autres termes, la prospérité ne passera pas uniquement par la planche à billets. 

LES TITRES DE QUALITÉ ET LES FAANMG POURSUIVENT LEUR PROGRESSION 

L’une des conséquences de la nature endogène de la récession actuelle est que le leadership du marché haussier s’est renforcé, alors que les leaders de la hausse sont aussi généralement les leaders de la chute. La tendance persiste, les revers essuyés par l’industrie pétrolière et gazière et par les secteurs financiers accentuant la sous-performance des titres de valeur. L’indice MSCI World Value a perdu 25,3% depuis le début de cette année (chiffre au 21 avril), tandis que l’indice MSCI World Quality n’a baissé que de 11,3%. Les fameux FAANMG (Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Microsoft et Google; capitalisation boursière de 5’000 milliards de dollars) sont même parvenus à enregistrer une hausse de 1,4%. Il y a néanmoins une explication à cela. Tout d’abord, les liquidités doivent être investies quelque part. Deuxièmement, les titres de qualité ont les bilans les plus solides et sont les mieux à même de surmonter la crise sans laisser trop de plumes dans cette récession. Troisièmement, bon nombre de ces titres ont vu leurs activités stimulées par le confinement. Les dernières statistiques en date de la Bank of America concernant les dépenses par carte de crédit montrent que les dépenses en ligne ont augmenté de 53% par rapport à l’année précédente, alors que les dépenses totales ont chuté de 24%! Les fondamentaux sont dès lors clairement favorables aux modèles d’affaires en ligne et apparentés. Enfin, même si la prime de risque des titres de valeur est à un niveau historiquement élevé et rarement atteint au cours des 60 dernières années, il est indispensable que l’économie mondiale bénéficie d’un grand mouvement de relance si l’on veut voir la tendance des performances s’inverser. Les titres de croissance de qualité tirent parti d’une sorte d’environnement «boucles d’or» survitaminé (en termes relatifs) et ont accès à des liquidités suffisantes pour les soutenir, sans que la croissance économique soit suffisante pour leur donner un coup d’arrêt. 

LE PETROLE ÉGALEMENT A LA BAISSE 

Lundi dernier, le marché du pétrole a connu une situation sans précédent. Le contrat à terme West Texas Intermediate (WTI) du mois de mai, qui fait référence sur le marché du pétrole brut, a dévissé pour passer lourdement en territoire négatif à deux chiffres. Apparemment, le monde est en train d’épuiser ses possibilités de stockage d’un pétrole brut qui ne trouve plus acheteur. Le prix du Brent, autre indice de référence, lié quant à lui au négoce physique de pétrole de la mer du Nord et considéré dès lors comme un meilleur indicateur des prix mondiaux du pétrole, s’est également retrouvé sous pression, mais continue à se négocier aux alentours d’USD 20/baril. La demande de pétrole devrait rester faible pour l’instant, étant donné que les mesures de lockdown ne seront levées que progressivement. Comme les entreprises pétrolières ont tendance à vendre leur pétrole sur les marchés à terme et que la courbe à terme reste haussière, les récentes perturbations sur les contrats à court terme n’ont eu qu’un impact limité sur les structures de capital du secteur pétrolier. Néanmoins, les différentiels de crédit sur le segment du haut rendement ont légèrement augmenté, mais restent clairement en deçà des niveaux record observés en mars. À court terme, l’effondrement des prix du pétrole reflète une chute importante de la demande dans un contexte de baisse limitée de l’offre. À moyen terme, c’est un élément positif pour la croissance dans les pays importateurs de pétrole. Cependant, si le pétrole devait rester bon marché plus longtemps que prévu, cela pourrait nuire aux sources d’énergie renouvelables. 

PERSPECTIVES 

À ce stade, nous maintenons nos allocations inchangées, en les gardant assez proches de nos allocations stratégiques, mais surtout avec un biais de qualité assez prononcé. Certains indices continuent de pointer une situation comparable au krach de 1987, à savoir une violente correction sur un marché haussier à long terme. Techniquement, la récente reprise pourrait se prolonger quelque peu, mais une consolidation avec de nouveaux creux proches des niveaux planchers du mois de mars ne serait pas seulement classique, mais également saine. Les investisseurs restent prudents à cet égard, ce qui devrait limiter le risque de baisse. Le risque d’atteindre de nouveaux niveaux planchers au cours des semaines et des mois à venir reste présent, mais ce scénario semble relativement improbable.

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