Chronique des taux de la banque Eric Sturdza.
La lettre C, comme Crise, comme CRE, comme CMBS
Si l’actualité est dominée par les incertitudes politiques en France, l’économie américaine sera également au premier plan de nos préoccupations cette semaine. Si l’estimation finale de la croissance au premier trimestre, publiée jeudi, ne revêt pas une importance considérable, nous attendrons avec fébrilité les chiffres d’inflation PCE Deflator et surtout Core PCE. En effet, les marchés seront très attentifs à une confirmation par ces statistiques privilégiées par la Fed des CPI et PPI encourageants publiés récemment. Un Core PCE inférieur ou égal à 2,6% YoY serait une bonne nouvelle. Le 10 ans US qui oscille autour de 4,25% pourrait alors se diriger vers le niveau cible de 4%.
Nous avons déjà évoqué à de maintes reprises la crise potentielle qui menace le marché de la dette CRE (Commercial Real Estate). Aujourd’hui, viennent s’ajouter à ce «black swan» qui a déjà viré au gris, des inquiétudes sur le marché des CMBS. CRE et CMBS ont en commun la lettre C, comme Commercial. Alors que le grand public ne s’alarme pas puisque l’immobilier résidentiel semble montrer des gages de solidité, les spécialistes de l’immobilier commercial américain commencent à connaître des pics de stress. Ceux d’entre nous qui étaient en charge de la gestion de portefeuilles dans les années 2007-2008 se souviennent encore de structures soi-disant AAA qui n’avaient pas résisté à la grande crise financière.
L’immobilier commercial montre des signes inquiétants de potentielle rupture mais l’immobilier en général ne va pas très bien non plus.
Récemment, des tranches notées AAA de CMBS adossées à un immeuble situé à Manhattan vendu à perte se sont retrouvées évaluées entre 70 et 75. Il s’agit probablement du début d’une crise dans ce secteur et elle pourrait avoir des conséquences terribles. En mars 2023, la Fed a injecté 400 milliards de dollars en dix jours pour que la débâcle de SVB et quelques autres établissements soit cantonnée à un risque idiosyncratique alors qu’il y avait un vrai danger systémique. Une fois de plus, nous ne pouvons que remercier et féliciter la Fed pour ce qu’elle a fait il y a quinze mois mais si une nouvelle vague de dégâts devenait considérable, elle ne pourrait pas s’en tirer à si bon compte et devrait sortir l’artillerie lourde. Elle va tout mettre en œuvre pour éviter d’en arriver à de telles extrémités.
Première baisse le 18 septembre…au plus tard!
L’immobilier commercial montre des signes inquiétants de potentielle rupture mais l’immobilier en général ne va pas très bien non plus. L’indice de confiance NAHB des constructeurs, les mises en chantiers et les permis de construire indiquent un ralentissement général. Ce ralentissement va finir par peser sur la croissance et va participer à la décrue de l’inflation. Ainsi, la Fed aura sans doute les coudées franches pour enfin adopter une attitude et une politique monétaire plus dovish.
Au cours de la dernière réunion de l’ISAG, les débats autour du cycle économique US se sont avérés passionnants. Nous avons constaté que ce qui est différent par rapport à l’ère pré-Covid, c’est l’absence de cycle, ou en tout cas des cycles plus difficiles à identifier. A toutes les époques, les différents secteurs économiques évoluaient selon des cycles pas toujours identiques mais globalement plus ou moins synchronisés, ce qui permettait de dégager une tendance assez claire. Récemment, les secteurs ont évolué à des rythmes désynchronisés. Ainsi, il s’avère plus difficile de dire précisément où nous en sommes dans le cycle global de l’économie américaine mais en revanche apparaissent assez clairement le cycle des valeurs technologiques, des bancaires, de la pharma, de l’immobilier, de l’industrie…etc... Notons au passage que certains secteurs ont bénéficié plus que d’autres des largesses budgétaires de l’administration Biden, ce qui a ajouté à la confusion ambiante à un moment donné.
C’est à l’issue de ces échanges très enrichissants que notre intuition a évolué en conviction. La Fed adopte actuellement cette attitude «wait and see tant que l’inflation ne baisse pas suffisamment» parce qu’elle peut encore se le permettre. De tous ces secteurs, aucun ne menaçait jusqu’à présent d’un risque de récession. La Fed va regarder dorénavant comment évoluent les secteurs les plus sensibles aux taux d’intérêts. Si ces derniers montrent des signes de faiblesse, elle baissera ses taux «pour eux» en priorité, même si d’autres secteurs affichent encore une santé éblouissante.
C’est la théorie du maillon faible et aujourd’hui, le maillon faible, c’est l’immobilier. Ne pas baisser ses taux et prendre le risque d’un accident dans le secteur immobilier c’est potentiellement un remake de 2008. Personne ne souhaite un tel désastre, surtout pas la banque centrale. En espérant qu’aucun accident ne vienne gâcher la période estivale, la Fed fera un geste le 18 septembre. Ne pas le faire, c’est prendre le pari que l’immobilier va tenir le choc, ce qui est possible. Mais cela reste un pari et Jerome Powell n’est pas à la tête d’une telle institution pour jouer le sort de l’économie des Etats-Unis (et donc du monde) à pile ou face.