Wall Street, Main Street: des univers parallèles

Mobeen Tahir, WisdomTree

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La divergence entre la bourse et l’économie réelle est telle qu’il faut revenir sur leurs liens et renforcer la résilience des portefeuilles.

Les investisseurs qui ont opté pour la technologie au travers de l’indice Nasdaq se trouvent aujourd’hui en d’heureuses dispositions: ils ont gagné 11% depuis le début de l’année. En revanche, ceux qui ont préféré suivre le S&P 500 ont été moins chanceux. Cependant, ils retrouvent le sourire grâce à un indice qui semble vouloir reprendre le chemin de la hausse. Voilà pour Wall Street.

Main Street souffre davantage: vingt millions d’emplois ont disparu en avril dernier et 2,8 millions seulement ont été recréés en mai. Le taux de chômage s’élève à 13,3% en juin, contre 3,5% en février. L’économie américaine s’est contractée de 5% en rythme annuel au 1er trimestre (estimations révisées), avant même que le confinement ne soit imposé et fasse cesser toute activité. Il faut donc s’attendre à une croissance plus problématique au deuxième trimestre. Ainsi, pendant que Wall Street se réjouit de la création de 2,8 millions d’emplois en mai, Main Street attend que le gouvernement veuille bien distribuer ses allocations pour mettre du pain sur la table.

La faute à la Fed?

La rue de la finance et celle de l’économie réelle étaient étroitement imbriquées autrefois, mais elles paraissent dorénavant évoluer dans des mondes différents. Les cours boursiers reflétant les anticipations économiques, toute la question est de savoir si le marché est aujourd’hui en avance sur l’économie ou s’il a raison de tabler sur une reprise plus rapide que prévu. Cette interrogation est d’autant plus pertinente actuellement qu’économie et finance n’ont jamais paru aussi éloignées l’une de l’autre depuis la crise financière. La banque centrale américaine, la Fed, serait-elle en cause?

Les investisseurs prennent-ils davantage de risques et achètent-ils des actions
parce que ces dernières sont attrayantes ou parce qu’il n’existe pas d’alternative?

Après leur krach de la mi-mars, les actions américaines ont fortement rebondi, nombre d’investisseurs ayant profité de la correction pour acheter sur repli. De plus, le marché s’est trouvé conforté par les prévisions économiques du Fonds monétaire international (FMI) et des banques centrales, qui anticipaient une forte reprise en 2021. Cependant, la manne est surtout venue de la Fed et des autres banques centrales, car toute relance monétaire se traduit par l’injection immédiate de liquidités sur les marchés financiers (au contraire, son effet sur l’économie réelle ne se déploie qu’avec un certain retard, s’il se déploie effectivement). Dans ce contexte, les investisseurs prennent-ils davantage de risques et achètent-ils des actions parce que ces dernières sont attrayantes ou parce qu’il n’existe pas d’alternative?

Des bénéfices au futur incertain

Partant du principe que le ratio cours/bénéfices prévisionnel représente le cours actuel d’une action divisé par les bénéfices attendus sur pour l’exercice à venir, il paraît difficile de se prononcer sur l’utilité de cet indicateur dans le contexte actuel où les bénéfices à un horizon d’une année sont particulièrement incertains. On pourrait cependant arguer que si les perspectives bénéficiaires sont difficiles à évaluer, alors ceci devrait se refléter dans les cours et, par conséquent, dans des valorisations plus raisonnables.

Au cours des années 1970 et 1980, les taux d’intérêt américains étaient à deux chiffres et les ratios cours/bénéfices des actions américaines, fréquemment inférieurs à 10. Puis au fil du temps, la politique d’expansion monétaire menée par la Fed et ses programmes d’achats d’actifs ont fait baisser les taux. Ceci s’est traduit par une augmentation de l’appétit au risque et des valorisations. Ce processus a été relativement progressif jusqu’à cette année, lorsque la taille du bilan de la Fed et la valorisation des actions ont toutes deux fortement augmenté.

Le cours d’une action représente la valeur attribuée par les investisseurs aux futurs flux de trésorerie de l’entreprise, pour autant qu’elle continue d’exister. Or c’est précisément là que se situe le cœur du problème. L’entreprise doit pouvoir poursuivre son activité une fois la crise passée. Investir de manière sensée consiste donc à prendre conscience de ce risque de cessation d’activité, l’ignorer, c’est tomber dans l’exubérance irrationnelle.

Une approche d’investissement équilibrée pourrait permettre d’intégrer ces risques,
sans pour autant renoncer à profiter des hausses de marché.
Ignorer les risques ne les fait pas disparaître

Le jeudi 11 juin, l'indice S&P 500 chutait d'environ 6% en réaction aux prévisions pessimistes annoncées par la Fed. Ce jour-là, l’indice de volatilité VIX bondissait pour passer de 27 à 44, les investisseurs cherchant massivement à se couvrir. Le 16 juin, le marché se redressait à la suite de la déclaration selon laquelle la Fed réitérait son intention d’acheter des obligations d’entreprises.  Le «put» de la Fed était ainsi mis en place, offrant un plancher à partir duquel les cours des actions pouvaient rebondir. Cependant, la réalité économique restait inchangée.

Par ailleurs, de nombreux risques se profilent à l’horizon. Une 2e vague de pandémie pourrait forcer les gouvernements à imposer un nouveau confinement. La multiplication des faillites entamerait la confiance des entreprises. Tous les emplois perdus pourraient ne pas être remplacés et la reprise économique pourrait prendre la forme d’un «W». A tout cela vient s’ajouter la guerre commerciale sino-américaine et le regain de tension entre les deux pays à propos du projet de loi sur la sécurité à Hong Kong.

Une approche plus intelligente de la gestion des risques

Une approche d’investissement équilibrée pourrait permettre d’intégrer ces risques, sans pour autant renoncer à profiter des hausses de marché. Il s’agit d’accroître la résilience des portefeuilles pour tenir compte de l’évolution de l’économie réelle et d’éviter qu’ils ne soient déstabilisés par la moindre déclaration émanant des banques centrales, surtout lorsqu’elles profèrent des évidences comme celle qui consiste à affirmer que la pandémie va poser de nouveaux défis à l’économie.

Il existe de nombreuses manières de construire des portefeuilles de ce type, l’essentiel étant que les actifs défensifs déploient leur efficacité au moment où ils sont le plus nécessaires. L’or en est un bon exemple cette année, puisque sa performance a été nettement supérieure à celle des actions.  Le métal jaune ne remplace pas les actions, mais il les complète. Les autres actifs défensifs jouent un rôle similaire. Bref, il s’agit de ne pas «mettre tous ses œufs dans le même panier». Les habitants de Wall Street seraient également bien inspirés de méditer sur ce principe «aime ton prochain…»: si leurs fortunes semblent avoir divergé de celles de leurs voisins de Main Street, leurs chemins finiront par se croiser. C’est une nécessité.

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