Titrisation: de l’outil technique à la solution stratégique

Tatiana Carruzzo, Reyl Intesa Sanpaolo

2 minutes de lecture

L’émission obligataire privée n’est plus un instrument marginal. Elle devient un levier stratégique, appuyé sur des acteurs spécialisés, dont l’agent payeur est l’un des piliers.

Un marché suisse en pleine croissance

Longtemps réservées à quelques grandes entreprises, les émissions obligataires privées prennent aujourd’hui une place croissante dans le financement du tissu économique suisse. Sous l’effet conjugué de la recherche d’alternatives aux canaux bancaires traditionnels, de la sophistication croissante des investisseurs et d’un contexte réglementaire plus exigeant, ce mode de financement s’impose progressivement comme une infrastructure à part entière – flexible, désintermédiée et en voie de normalisation.

La Suisse offre un terrain particulièrement fertile à cette évolution. À fin 2024, la dette privée atteignait 165% du PIB, contre environ 32% pour la dette publique, illustrant le recours massif au financement hors marché réglementé. En 2023, la bourse suisse a enregistré 436 nouvelles émissions obligataires, majoritairement en francs suisses, correspondant à un volume total de CHF 116 milliards de dettes – la deuxième année consécutive au-dessus de la barre des CHF 100 milliards.

Cadre réglementaire et arbitrages financiers

L’environnement réglementaire joue un rôle catalyseur. Avec la finalisation de Bâle III, les lignes de crédit non utilisées – jusque-là peu contraignantes – deviennent plus coûteuses pour les banques, qui doivent immobiliser du capital même sur les engagements non tirés. Ceci réduit leur appétit pour les lignes de crédit renouvelables. Dans ce contexte, les émetteurs pourraient se tourner vers les marchés privés pour obtenir des financements plus pérennes et ajustables à leurs besoins.

L’émission obligataire privée offre à cet égard une flexibilité précieuse. L’émetteur peut adapter la maturité, la fréquence des paiements, la devise ou la forme du rendement selon ses contraintes. Il peut également structurer l’obligation en différentes tranches, selon les types d’investisseurs visés.

Le rôle stratégique de l’agent payeur

Cette liberté suppose une infrastructure opérationnelle robuste. Le rôle de l’agent payeur devient alors stratégique. Au-delà de la simple distribution des paiements, il orchestre le cycle de vie de l’obligation, veille à la conformité contractuelle, supervise les mécanismes de calcul et de distribution, et sert de tiers neutre entre l’émetteur et les porteurs.

L’agent payeur est un acteur incontournable de l’écosystème obligataire: il assure la liaison opérationnelle entre la société qui émet l’obligation et le dépositaire central chargé de la tenue de registre et du règlement des titres. Il garantit la fluidité, la sécurité et la conformité des opérations du marché primaire jusqu’aux flux post-émission.

Cette fonction est indispensable pour instaurer la confiance: l’agent payeur crédibilise l’opération, favorise la participation d’investisseurs institutionnels, assure la traçabilité des flux et permet un suivi durant toute la vie du produit, conforme aux standards réglementaires.

À mes yeux, le rôle d’agent payeur reste souvent méconnu, alors qu’il est absolument central dans le bon déroulement d’une émission. Il agit un peu comme l’huile dans les rouages: c’est lui qui assure la coordination entre tous les prestataires de services, tout en mettant son réseau au service des entreprises émettrices. Ce qui rend ce rôle particulièrement stimulant est la diversité des projets accompagnés – des projets qui, par leur nature et leur finalité, reflètent la richesse du tissu économique suisse.

Titrisation et perspectives

La titrisation consiste à transformer en titres financiers négociables sur un marché privé ou organisé. Elle permet de structurer juridiquement et financièrement une opération autour d’un actif précis, en le rendant liquide et transférable.

Au-delà de l’opérationnel, la titrisation revêt une valeur juridique et patrimoniale cruciale. Elle permet de reconnaître et de protéger un actif. Un actionnaire non coté en Suisse est traditionnellement identifié via un registre interne, souvent peu opposable. Mais lorsqu’un actif est intégré dans une structure titrisée – obligation liée à un droit économique – il bénéficie d’un cadre documenté et juridiquement sécurisé.

La titrisation adresse également les limites de la tokenisation. Si cette dernière promet traçabilité et accessibilité, elle souffre encore d’un cadre réglementaire fragmenté et de risques techniques. La titrisation, en revanche, repose sur des structures reconnues, transparentes, et offre la sécurité juridique et la protection des droits des investisseurs.

L’émission obligataire privée n’est plus un instrument marginal. Elle devient un levier stratégique, appuyé sur des acteurs spécialisés, dont l’agent payeur est l’un des piliers.

A lire aussi...