Tina et les CryptoPunks – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Pour identifier les actifs qui gagnent en attrait et ceux qui en perdent, il faut y regarder de plus près. C’est ce que nous avons fait.

Tina, acronyme de «There is no alternative» (il n’y a pas d’alternative), correspond à la pénurie mondiale de placements qui incite les investisseurs à explorer constamment de nouveaux horizons. Son influence sur la valorisation de presque tout et n’importe quoi fait désormais l’objet d’un consensus. Il n’est qu’à voir, par exemple, le phénomène des «CryptoPunks», ces petits pictogrammes dont la valeur a explosé sur le marché de l’art. Mais pour identifier les actifs qui gagnent en attrait et ceux qui en perdent, il faut y regarder de plus près. C’est ce que nous avons fait. Nous exposons à présent des opportunités tangibles et des risques là où l’on ne s’y attend pas.

1. Le meilleur des mondes

Les «CryptoPunks» vous plaisent-ils? Neuf de ces pictogrammes ont récemment été acquis pour 17 millions de dollars lors d’une vente aux enchères à New York1 (voir l’illustration 1).

Il s’agit d’une petite sélection de portraits numériques réalisés par les développeurs de logiciels canadiens Matt Hall et John Watkinson pour un projet du studio américain Larva Labs en 2017. Les deux artistes étaient inconnus il y a peu de temps encore. Dans l’intervalle, ils ont créé plus de 10'000 pictogrammes de ce genre, qui sont hébergés par la blockchain Ethereum (ETH).

Particularité: chacun d’eux est considéré comme un spécimen numérique unique et infalsifiable. Si certains des portraits se ressemblent, il n’y en a pas deux qui soient identiques, car ils ont été programmés avec la technologie de cryptographie ETH la plus sûre. Un bien rare donc, qui pourrait probablement expliquer en partie le prix faramineux de 17 millions. Une bonne affaire alors? L’avenir nous le dira. Mais c’est ainsi que l’on pourrait certainement qualifier aujourd’hui les premières éditions, qui se vendaient pour moins de 100 dollars l’unité à leurs débuts. Malheureusement, je n’en ai acheté aucune. Jamais je n’aurais imaginé que leur prix puisse exploser. Précisons encore que l’acquéreur des neufs pictogrammes était un hedge fund axé sur les placements en crypto-actifs.

Autre oeuvre vendue aux enchères: «Everydays: the first 5000 days» (voir l’illustration 2). Il s’agit d’un collage de 5000 dessins numériques réalisés par le webdesigner Mike Winkelmann, alias Beeple. Cet artiste, qui a également travaillé pour Nike et Louis Vuitton, a produit une de ces créations quotidiennement, pendant 5000 jours. Il n’est guère possible de reconnaître les différents dessins du collage dans l’illustration 2. Sur le plan purement visuel, ils se distinguent des CrypoPunks en ce sens que ce sont des dessins et des tableaux surréalistes très détaillés. C’est peut-être la raison pour laquelle cette oeuvre à la composition particulièrement recherchée, et qualifiée d’«Opus Magnum» par Christie’s, a atteint un prix correspondant à plus du quadruple de celui des CryptoPunks: près de 70 millions de dollars2. Un coup de maître! Cette oeuvre a catapulté son auteur, qui n’avait collaboré avec aucune galerie jusqu’alors, dans le top 3 mondial des artistes en vie. Et que reçoit précisément l’acquéreur? Un code source inviolable et un fichier graphique haute résolution à accrocher.

Dans une interview accordée à CNBC, l’artiste lui-même compare son oeuvre à la Joconde. «Tout le monde peut prendre une photo de la Joconde mais il n’existe qu’un seul original»3.

Peut-être que Winkelmann aurait également pu se référer à Marcel Duchamp (1887 – 1968), ce pionnier français de l’art conceptuel à l’origine du «ready-made» en 1913, cet «objet du quotidien qui n’est pas créé par l’artiste mais sélectionné par lui pour sa neutralité esthétique (ce qui le distingue de l’objet trouvé)».4 Citons à titre d’exemple la roue de bicyclette sur un tabouret, le célèbre urinoir renversé ou encore la pelle à neige, trois oeuvres aujourd’hui inestimables qui appartiennent au Musée d’art moderne de New York. Avec une ironie tout en finesse, Duchamp a levé le voile sur les mécanismes intemporels du marché de l’art. Il a démontré que tout pouvait être de l’art et avoir de la valeur à condition qu’il y ait suffisamment de personnes qui y croient. En fin de compte, cette conception s’applique également à chaque billet de banque d’un portefeuille.

Deux générations plus tard, l’artiste américain du pop art, Andy Warhol, a déclaré dans la même veine: «Gagner de l’argent est un art, travailler est un art et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit.»

Ce que des artistes antérieurs ou des connaisseurs tels que Warhol et Duchamp ne pouvaient guère imaginer, c’est la puissance de l’influence exercée par Tina sur l’art, les cours boursiers et le commerce. En effet, depuis que l’argent est devenu gratuit, les prix des objets de collection exclusifs (oeuvres d’art, bijoux, voitures classiques ou luxueuses villas) ont connu une flambée sans précédent. Nous nous réjouissons d’ores et déjà de la prochaine édition d’ART Basel: le salon du marché de l’art le plus important du monde ouvre ses portes la semaine prochaine. «Tina» y sera certainement présente, en tant qu’invitée silencieuse.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

Ma collègue Julie Saussier-Clement voit des opportunités intéressantes dans la récente correction opérée par les actions des entreprises du segment du luxe. Elle recommande d’investir précisément dans ces sociétés, c’est-à-dire dans celles qui possèdent une marque solide et sont bien gérées, plutôt que dans les CryptoPunks. Ce sont avant tout les fabricants européens qui se distinguent dans ce domaine: bien que les cours de leurs actions aient chuté ces dernières semaines, ils tirent profit de fortes mégatendances. En outre, ils sont soutenus non seulement par Tina, mais aussi par la vigueur de la conjoncture et l’augmentation du pouvoir d’achat des riches et des richissimes. Vous trouverez davantage d’informations à ce sujet dans la nouvelle édition d’«Investment Weekly Expert Switzerland»5.

2. Perplexité empreinte d’inquiétude: analyse des marchés

Certains investisseurs redoutent déjà des bulles, car les planches à billets tournent à plein régime et les taux d’intérêt réels ont fondu. Par conséquent, on relève une certaine méfiance généralisée à l’égard des actions, des obligations, des biens immobiliers et des objets de collection. Voici quelques observations à ce sujet:

  • Les dépôts de liquidités auprès des banques n’ont jamais été aussi élevés. Comme les investisseurs ne savent apparemment pas quoi faire de leurs espèces, ils les confient aux banques. Mais comme ces dernières ne peuvent pas prêter autant d’argent sous forme de crédits, elles sont contraintes de retourner une grande partie de ces liquidités «à l’expéditeur», c’est-à-dire aux banques centrales. Aux États-Unis, les dépôts réalisés par les banques commerciales auprès de la Réserve fédérale (Fed) ont signé un nouveau record mois après mois. Totalisant 1400 milliards de dollars, ils sont actuellement près de dix fois supérieurs à la moyenne historique.
  • Les planches à billets soutiennent les marchés des actions. Une comparaison du S&P 500 avec la somme des bilans des trois plus grandes banques centrales – Fed, Banque centrale européenne (BCE) et Banque du Japon (BOJ) – révèle une étroite corrélation (voir le graph. 3).

  • L’année dernière aux États-Unis, les afflux de capitaux dans les fonds obligataires ont été 18 fois supérieurs à ceux enregistrés par les fonds d’actions. Il semble que les plus grands investisseurs préfèrent toujours les obligations aux actions. L’écart de valorisation entre ces dernières ne permet pourtant pas de craindre que les marchés des actions soient déjà dans une bulle. Les marchés obligataires seraient-ils alors dans une telle situation? Cela dépendra de l’évolution de l’inflation. La semaine dernière par exemple, la Confédération suisse a émis des emprunts à 25 ans. Avec un prix d’émission de 112%, elle garantit aux acheteurs un rendement négatif à l’échéance de -0,001% pour les 25 prochaines années, ce qui laisse peu de marge pour une future inflation.
  • Les obligations à haut risque affichent pour la première fois un rendement réel négatif. Selon ICE Data Indices, le rendement moyen de l’indice européen des obligations à haut rendement établi par la Bank of America (BofA) a chuté pour la première fois à 2,34% la semaine dernière, soit un niveau inférieur au taux d’inflation actuel de 3% dans la zone euro. Aux États-Unis, le rendement de ces titres est tombé à 4%, un pourcentage également inférieur à celui de l’inflation américaine actuelle. Il semble que les rendements nominaux revêtent plus d’importance que les rendements réels pour de nombreux investisseurs.
  • Les institutions de prévoyance détiennent encore relativement peu d’actions malgré de vastes réserves de couverture. Actuellement, la part des actions dans les portefeuilles de nombreuses caisses de pension suisses se situe entre 35 et 45%. Il est tout à fait possible qu’elle atteigne 45 à 55% ces prochaines années. Cela s’est déjà produit une fois dans le passé. Cette perspective renforce elle aussi l’attrait des actions.
  • Tina ou tapering? Si un certain resserrement de la vis monétaire (désigné par «tapering») semble être déjà pris en compte, les avis divergent quant à la durée et à l’ampleur possibles de cette mesure. La dernière fois que la Fed a décidé d’opérer un tapering, c’était en décembre 2013. Elle avait alors réduit ses achats d’obligations de dix milliards de dollars par trimestre, un petit montant presque symbolique par rapport à la taille de son bilan de 4000 milliards de dollars à l’époque. Mais elle a mis fin à cette mesure lorsque les rendements des marchés des capitaux ont augmenté au printemps 2014. Depuis lors, son bilan s’est à nouveau étoffé, pour atteindre 8300 milliards de dollars aujourd’hui.
  • Selon quelle probabilité les banques centrales pourraient-elles fermer le robinet monétaire? La seule fois où cela s’est produit dans l’histoire de l’après-guerre, c’était en 1979, sous Paul Volcker. Mais sa pilule amère, qui a induit une forte récession et propulsé les coûts du crédit à 21% aux États-Unis, n’a été politiquement possible qu’après 15 ans de stagflation, une décennie boursière perdue et une inflation de 14%. Et aujourd’hui? Les enjeux actuels sont bien plus importants: marchés boursiers à leur apogée, conjoncture robuste, inflation modérée (dont la durée fait l’objet de débats) et choc d’une pandémie. Quelqu’un a-t-il vraiment intérêt à fermer le robinet monétaire? Pas vraiment. D’un point de vue historique et compte tenu de la nature des choses, l’inverse est plus probable, à savoir le maintien d’une politique accommodante. Au Japon, par exemple, cette dernière est considérée comme un modèle de succès depuis plus de 40 ans. Mais la crainte d’un changement de cap monétaire pourrait inciter les marchés et les investisseurs à rester sur leurs gardes.

Implications pour les investisseurs

Tant que les taux d’intérêt demeureront bas, que les capitaux seront abondants et que les entreprises conserveront des cash-flows positifs, les actions resteront attrayantes. Bon nombre de choses ont l’air de dépendre de la politique monétaire, mais certaines inquiétudes concernant son durcissement semblent exagérées. Il paraît plus judicieux de garder la tête froide et de préférer les actions aux obligations.

Les mégatendances cycliques et à forte intensité capitalistique offrent en particulier de grandes opportunités. Par exemple, les produits de luxe de marques solides sont cycliques. Parmi les secteurs à forte intensité capitalistique figurent les infrastructures, le private equity ainsi que la transition énergétique et climatique. Les entreprises actives dans ces domaines tirent profit de l’argent bon marché et de l’augmentation de la demande en résultant. En revanche, nous maintenons la sous-pondération des emprunts d’État et nous préférons désormais les prêts seniors titrisés aux obligations à haut rendement en Europe.

3. Immobilier suisse: un risque pour le système financier?

Dans ce contexte, Fritz Zurbrügg, vice-président du directoire de la Banque nationale suisse, a récemment mis en garde contre les risques pesant sur la stabilité financière en Suisse6. Est-ce le pyromane qui appelle les pompiers? Regardons les choses de plus près. Il est certain que les taux d’intérêt négatifs contribuent largement à la forte valorisation de l’immobilier. M. Zurbrügg a cité des estimations selon lesquelles l’immobilier résidentiel helvétique serait surévalué d’environ 20 à 30%. De manière critique, il a relevé que les ménages privés suisses étaient les plus endettés au monde. C’est exact, mais ce phénomène est davantage lié à la particularité helvétique de l’imposition de la valeur locative qu’à la politique monétaire. Enfin, il a précisé que les prêts hypothécaires représentaient 70% des actifs inscrits au bilan des banques suisses axées sur le marché national et seulement 30% de ceux des banques suisses actives au niveau international. Ces problèmes inhérents sont néanmoins compensés par une surveillance rigoureuse des risques, la forte capitalisation des banques et la supervision macroprudentielle du système financier suisse.

M. Zurbrügg n’a pas mentionné une chose: non seulement l’immobilier helvétique est cher, mais il faut à présent payer des primes record pour les fonds immobiliers suisses. Les investisseurs sont-ils conscients de cette différence? Je l’espère. Dans le cas des fonds immobiliers fermés, les primes se situent maintenant au moins 44% au-dessus de la valeur nette d’inventaire; elles s’établissaient même à 50% au début du mois d’août.

Il est vrai que les primes, appelées «agios», sont la norme pour les fonds immobiliers suisses, de même que pour les «Real Estate Investment Trusts» (REIT) dans le monde anglo-saxon. Certains facteurs indiquent également que Tina est susceptible de maintenir ces primes à un niveau élevé à long terme. Leur pourcentage actuel en Suisse correspond néanmoins à plus du double de leur moyenne à long terme, laquelle s’établit à quelque 18%. J’ai discuté de ces sujets avec Fredy Hasenmaile, notre expert en immobilier. Or, il estime que les aspects suivants devraient être pris en considération par les investisseurs:

  • Les primes des fonds de placement représentent une prime de rareté qui ne correspond à aucune valeur intrinsèque. Si un investisseur paie 144 francs pour une part qui en vaut 100, le rendement attendu est dilué. En outre, le prix de négociation fluctue davantage que la valeur de l’immobilier.
  • Depuis le début de la pandémie, les investisseurs recherchent de plus en plus des biens résidentiels offrant des revenus locatifs stables. Certains d’entre eux y voient également une solution de substitution aux obligations. Il est probable que cette tendance se poursuive. Néanmoins, une prime élevée ressemble à une fine couche de glace. Il est plus prudent d’abandonner les fonds à prime élevée au profit de fonds comparables à prime inférieure.
  • Ce qui est frappant, c’est la disparité des primes des fonds immobiliers suisses. Certains se négocient 70% au-dessus de leur valeur intrinsèque, tandis que d’autres s’achètent avec une décote. En règle générale, plus la part d’immobilier résidentiel est importante, plus la prime est élevée.
  • Les grands fonds immobiliers ont tendance à se négocier avec des primes élevées. Ce phénomène est probablement dû à leur longévité: ils ont eu plus de temps pour croître, ils sont souvent plus largement diversifiés et leurs biens se situent aujourd’hui à de meilleurs emplacements. Dans leur cas, les investisseurs pensent donc qu’il y a encore un potentiel de valorisation.
  • Comme le passé l’a démontré, les primes augmentent lorsque les rendements du marché des capitaux diminuent. Dans les années 1990, la plupart des fonds immobiliers suisses se négociaient encore avec un disagio. En raison de Tina, leurs primes sont actuellement plus élevées que jamais (voir le graphique 4). En outre, elles fluctuent plus fortement que les rendements du marché des capitaux.

Chiffes-clés d’actions et de fonds immobiliers suisses

Les chiffres clés ci-après d’actions et de fonds immobiliers suisses donnent un aperçu de ces types d’investissement. Ils sont présentés à titre d’illustration uniquement et ne doivent en aucun cas être interprétés comme une recommandation ou une offre d’achat, de détention ou de vente de parts ou de placements.

 

4 dans: Transform. BildObjektSkulptur im 20. Jahrhundert, Kunstmuseum et Kunsthalle à Bâle, du 14 juin au 27 septembre 1992, Pro Litteris, Zurich (1992), p. 62
5 Si les études du Credit Suisse vous intéressent, veuillez vous adresser à votre conseiller clientèle.

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