Relocaliser, une source d’opportunité

Nina Lagron, La Financière de l’Echiquier

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Fondée sur des besoins fondamentaux d’autonomie de secteurs stratégiques, la relocalisation est un défi mondial.

Et si rien n’était plus comme avant? Dans un contexte de crises multifactorielles qui a révélé nos dépendances et nos vulnérabilités stratégiques, l’économie mondiale se recompose. Energie russe, médicaments chinois, puces électroniques taiwanaises… la mondialisation nous avait rendu dépendants. L’extrême concentration des sites de production qui touche des secteurs et savoir-faire stratégiques dans le monde entier en est une des causes. 75% des principes actifs pharmaceutiques vendus en Europe proviennent ainsi par exemple aujourd’hui de Chine et d’Inde, contre 20% il y a 30 ans. Sachant que plus de 90% des composants de semi-conducteurs sont originaires d’Asie, on comprend pourquoi le carnet de commandes du producteur suisse de semi-conducteurs Meyer Burger, qui développe et produit en Europe des composants pour des panneaux photovoltaïques, se remplit vite.

La nouvelle donne réorganise les flux de biens et services entre zones. Elle donne la priorité à la résilience des chaînes d’approvisionnement pour réduire les dépendances dans des secteurs clés – technologie & industrie, énergie, alimentation, santé – et rompre avec la fragmentation des process de production dispersés sur plusieurs continents et les cascades de pénuries causées par les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, par lesquelles transitent 80% des échanges mondiaux. Fondée sur des besoins fondamentaux d’autonomie, cette nouvelle donne mondiale répond à un défi mondial et représente une source d’opportunités pour les entreprises et les investisseurs.

Un derisking salutaire

L’impact de la crise du Covid sur les chaînes d'approvisionnement à l’échelle mondiale a varié selon les secteurs d'activité et les régions, et conduit les entreprises à repenser leurs chaînes et à diversifier leurs sources d'approvisionnement afin de réduire leur dépendance à l'égard de certains pays ou fournisseurs. Les entreprises cherchent aujourd’hui à renforcer leur flexibilité et à opérer un ‘’de-risking’’ salutaire, comme l’illustre par exemple Eli Lilly1. Le laboratoire pharmaceutique américain, qui a déployé plus de 6 milliards de dollars d’investissements principalement pour la production de principes actifs pharmaceutiques aux Etats-Unis ces trois dernières années, a ainsi annoncé en mars 2023 investir un milliard dans un site de production en Irlande, assorti d’un programme de 45 millions de bourses d'études dans le domaine de la fabrication pharmaceutique. Les exemples se multiplient partout dans le monde.

La guerre en Ukraine a pour sa part mis en évidence les risques géopolitiques auxquels sont confrontées les chaînes d'approvisionnement mondiales. L’impact sur le secteur de l'énergie, en particulier le gaz naturel et les infrastructures énergétiques, a été substantiel, l’Ukraine jouant un rôle clé dans le transit du gaz naturel russe vers l'Europe occidentale et abritant des pipelines stratégiques, tels que le pipeline Druzhba. Les tensions et les perturbations qui ont généré une volatilité des prix de l'énergie ont placé la sécurité énergétique sur le devant de la scène. Et permis de prendre conscience de l’importance de la diversification des chaînes d’approvisionnement et des ressources stratégiques. Ceci est d’autant plus capital que le conflit pèse toujours très fortement sur l’approvisionnement alimentaire, notamment depuis la fin, le 17 juillet dernier, du corridor instauré sur la mer Noire en juillet 2022 sous l’égide de l’ONU. Cet accord avait permis d’expédier plus de 30 millions de tonnes de céréales d'Ukraine, ce qui avait permis une baisse des prix alimentaires mondiaux d'environ 20 %, selon l’organisation des Nations unies pour l’agriculture (FAO).

Les risques sont multiples et les besoins fondamentaux d’autonomie sont stratégiques : la grève dans les ports de Colombie-Britannique au Canada entamée le 1er juillet a contraint Nutrien à réduire sa production de potasse, ou celle qui pèse sur le transporteur UPS, qui selon ses dires transporte environ 6% du PIB des Etats-Unis chaque jour, sont autant d’exemples de facteurs susceptibles de perturber la logistique mondiale.

Des vagues de relocalisations

D’un point de vue géographique, les régions situées à proximité d’un important bassin de consommateurs finaux, dotées d’infrastructures de transport, d’une culture et de savoir-faire manufacturiers – de dispositifs de formation en la matière – et disposant d’accords commerciaux, sont selon nous susceptibles de sortir gagnantes. L’Asie du Sud-Est est sans doute l'une des régions les plus attractives pour la relocalisation. Des pays tels que le Vietnam, l'Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines bénéficient d'une main-d'œuvre abondante et compétitive, d'infrastructures développées et d'une croissance économique soutenue. Mais certains pays d'Europe de l'Est, tels que la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Roumanie, offrent également une main-d'œuvre qualifiée et une position géographique stratégique, qui les placent en bonne position pour des relocalisations dans le secteur manufacturier. Enfin, certains pays d’Amérique latine, notamment le Mexique, le Brésil, la Colombie et le Pérou, bénéficient d'accords commerciaux privilégiés, d'une main-d'œuvre qualifiée et de coûts de production compétitifs, qui attirent des investissements pour relocaliser certains secteurs. Le spécialiste de l’immobilier industriel Fibra Macquarie Mexico, filiale du groupe australien Macquarie, développe ainsi un portefeuille d'entrepôts et de sites de production au nord du Mexique, une région en forte croissance grâce au mouvement de régionalisation américain, et éligible à l’Inflation Reduction Act (IRA). Car le Mexique suscite de plus en plus d’intérêts de relocalisation de la part des Etats-Unis, en particulier pour l'industrie manufacturière américaine. Un «nearshoring» qui pourrait, selon une étude de Morgan Stanley, stimuler la croissance des exportations manufacturières mexicaines vers les États-Unis, de 455 milliards de dollars aujourd'hui à près de 609 milliards de dollars dans les cinq prochaines années2.

Si le secteur manufacturier se trouve souvent au cœur des opérations de relocalisation, d'autres secteurs peuvent également être concernés, tels ceux qui exigent une main-d'œuvre abondante et des coûts de production compétitifs, comme l'habillement, l'électronique, l'automobile, les biens de consommation ou encore le secteur de la santé, touché par des pénuries de médicaments. Afin de pallier ces problématiques des entreprises se réorganisent. Euroapi, l’un des leaders mondiaux des molécules d’ingrédients pharmaceutiques actifs, a par exemple investi en France, dans le Puy de Dôme, pour accroître notamment, d’ici 2027 la production de morphine ainsi que de ses dérivés.

Si la relocalisation est un processus complexe, qui dépend de nombreux facteurs, elle est l’une des grandes tendances structurelles qui redessinent aujourd’hui l’économie mondiale.

 

1 Les secteurs et les valeurs cités sont mentionnés à titre d’exemple. Leur présence dans notre gestion n’est pas garantie.
2 Mexico is poised to ride the Nearshoring wave, July 2023

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