Le rouble est au plus haut face à l’euro depuis deux ans. La monnaie russe va-t-elle continuer de résister alors que les pays occidentaux ont fait de la Russie un «paria» financier?
La semaine dernière, le géant gazier russe Gazprom a fermé ses robinets à destination de la Pologne et de la Bulgarie, prétextant que ces deux pays ne payaient par leurs contrats en roubles, comme l'exige Moscou. Il y a quelques semaines, payer le gaz en rouble aurait pu sembler être une bonne affaire pour les acheteurs: la devise russe s’échangeait à 120 roubles contre euros, soit une dépréciation de 35% depuis les plus hauts.
Mais depuis le point bas du 7 mars, le rouble russe a connu une remontée spectaculaire. Il s'échange désormais à 77 roubles pour un euro, soit son plus haut niveau depuis deux ans.
Pourtant, toutes les sanctions imposées au début de la guerre sont toujours en place et sont même devenues encore plus sévères. Alors comment les Russes ont-ils réussi à relancer leur monnaie? Voici quelques pistes d’explications.
Contrairement à d’autres pays qui ont été amenés à défendre leur devise, la banque centrale russe n’est pas en mesure d’intervenir sur le marché des changes car une bonne partie de ses réserves sont bloquées depuis l’'imposition des sanctions. Certes, le 24 février, jour du début de l'invasion, la Banque de Russie est intervenue pour la première fois depuis des années dans le cadre d'une série de mesures visant à stabiliser le système financier russe. Le gouverneur Elvira Nabiullina a déclaré que la banque avait dépensé 1 milliard de dollars ce jour-là, et un montant plus faible le lendemain, pour tenter de soutenir le rouble. Mais, depuis, le gouvernement et la banque centrale russes ont dû mettre en place d’autres mesures pour défendre leur devise.
Le 28 février, la Banque centrale de Russie a porté ses taux d'intérêt à 20%, ce qui constitue une forte incitation pour les russes à garder leur devise locale.
Autre mesure forte mise en place par le gouvernement: l’ordre pour les entreprises russes de convertir en rouble un minimum de 80% des revenus engrangés à l’étranger. Cela signifie qu'un sidérurgiste russe qui gagne 100 millions d'euros en vendant de l'acier à une entreprise en Allemagne doit changer 80 millions de ces euros en roubles.
Le Kremlin a également publié un décret interdisant aux courtiers russes de vendre des titres appartenant à des étrangers. De nombreux investisseurs étrangers possèdent des actions de sociétés et des obligations d'État russes et souhaitaient vendre leurs avoirs suite à l’annonce de l’invasion russe et des sanctions. En interdisant ces ventes, le gouvernement a renforcé les marchés boursiers et obligataires tout en maintenant les avoirs en Russie, ce qui a contribué à endiguer la chute du rouble.
Les citoyens russes eux-mêmes ont été la cible du gouvernement, puisque le Kremlin leur a interdit de transférer de l'argent à l'étranger. L'interdiction initiale stipulait que tous les prêts et transferts de devises devaient être suspendus. Ces restrictions ont été quelque peu assouplies récemment, mais les transferts sont limités à 10'000 dollars par mois pour les particuliers et ce jusqu'à la fin de cette année.
Une autre mesure forte est passée relativement inaperçue dans les médias occidentaux: la Banque de Russie a repris ses achats d’or et ce à un prix fixe de 5000 roubles pour 1 gramme entre le 28 mars et le 30 juin. Cette opération permet à la Banque centrale non seulement de lier le rouble à l’or mais aussi de fixer un prix plancher pour le rouble en termes de dollar (puisque l’or se négocie en dollars américains). Le prix plancher est estimé à environ 80 roubles pour un dollar (5000 roubles divisé par 62 dollars par gramme d’or). Cette opération laisse entrevoir la possibilité d’un retour à l’étalon-or et ce pour la première fois depuis plus d’un siècle. De plus, avec le nouveau lien entre l’or et le rouble, une poursuite de la hausse du rouble pourrait se traduire par une hausse du prix de l’or. Rappelons que depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie, via sa Banque centrale, a été le pays qui a le plus acheté d'or. Elle possède aujourd’hui le cinquième stock le plus important au monde.
Une des raisons de l’appréciation du rouble vient du maillon faible des sanctions qui ont été imposées par l’occident: le gaz naturel. Les sanctions ont à l’origine été conçues pour restreindre la capacité de la Russie à acquérir des devises étrangères - des dollars et des euros en particulier. Mais plusieurs pays européens continuent d'acheter du gaz russe parce qu'ils en sont dépendants et parce qu'il n'y a pas assez de fournisseurs alternatifs pour répondre à la demande.
D’ailleurs, l’un des principaux moteurs de l'appréciation du rouble est la stratégie mise en place par Vladimir Poutine: demander à certains acheteurs de gaz naturel russe qu'ils payent désormais leurs factures de gaz en roubles. Les contrats de gaz naturel sont généralement rédigés en euros ou en dollars, et les pays qui achètent ce gaz – UE, États-Unis, Canada, etc. – n'ont généralement que peu de réserves de monnaie russe. Forcer ces pays à payer en roubles va engendrer des achats de roubles et ce en grande quantité (on estime que les achats de gaz naturel russe par l’Union Européenne s’élèvent à environ 1 milliard de dollars par jour). La demande de rouble pourrait donc exploser, poussant le rouble à la hausse. C'est l'anticipation de cette hausse qui a contribué à faire grimper la valeur du rouble.
Deuxième faille dans les sanctions: l'exclusion de la dette souveraine. L'une des mesures les plus lourdes de conséquences envers la Russie a été le gel de ses comptes à l'étranger. La Russie détient environ 640 milliards de dollars en euros, dollars, yens et autres devises étrangères dans des banques du monde entier. Les sanctions ont bloqué l'accès de la Russie à ces avoirs, sauf lorsqu'il s'agit de payer les intérêts de sa dette souveraine. Le Trésor américain a laissé une fenêtre ouverte pour permettre aux intermédiaires financiers de traiter les paiements pour la Russie. Cette fenêtre doit bientôt se refermer, mais elle a été jusqu’à lors d'une grande aide pour la Russie. Sans elle, la Russie aurait peut-être dû se procurer des dollars en vendant des roubles, ce qui aurait exercé une pression à la baisse sur la monnaie. Et si elle n'avait pas été en mesure de lever ces dollars, elle aurait fait défaut, avec des conséquences négatives sur le rouble.
Autre facteur qui contribue au renforcement du rouble: l'augmentation des prix du pétrole et du gaz naturel. Les pays exportateurs de matières premières bénéficient de la hausse des prix. Tel est le cas de la Russie, l’un des plus grands exportateurs de matières premières au monde et qui, comme nous venons de l’expliquer, continue d’exporter malgré les sanctions. Car en plus des exportations d’énergie vers l’Europe, la Russie a gardé de très solides relations commerciales avec d'autres grandes économies comme la Chine et l'Inde. Le résultat net est un flux régulier de devises étrangères en Russie et une explosion de l’excédent commercial de la Russie (cf. graphique ci-dessous).
Tous ces facteurs ont diminué les risques de voir l’économie Russe s’effondrer et ont donc contribué à la stabilisation – et même l’appréciation – du rouble.
Pour de nombreux analystes, le gouvernement russe a fait bien plus que défendre sa monnaie: il manipule le marché du rouble et crée une demande qui n'existerait pas autrement. Certains observateurs reprochent en effet à la banque centrale russe d’utiliser toute une gamme d'outils pour donner au rouble l'apparence d'une monnaie qui a de la valeur, alors qu'en fait, très peu de gens en dehors de la Russie veulent acheter un seul rouble à moins d'y être absolument obligés.
En l'état actuel des choses, les opérateurs ne considèrent plus le rouble comme une monnaie de libre-échange. Les contrôles des capitaux imposés à la suite des sanctions occidentales signifient que le taux de change est effectivement géré.
De nombreux bureaux de change ont même cessé de négocier le rouble au motif que sa valeur affichée sur les écrans n'est pas le prix auquel il peut être négocié dans le monde réel.
Les Russes ont d'abord fait la queue aux distributeurs automatiques de billets dans tout le pays pour retirer des devises étrangères, mais la panique s'est calmée depuis que le rouble s'est stabilisé. Des stratèges affirment que le rallye du rouble n'est pas légitime et que la monnaie s'échangerait à un niveau très différent si les barrières artificielles étaient supprimées.
Les interventions gouvernementales décrites ci-avant comportent des risques importants. Si la Russie parvient à trouver une solution au problème ukrainien avec pour corolaire le retrait des sanctions et le rétablissement des relations commerciales avec l'Occident, le rouble peut potentiellement conserver sa valeur actuelle. En revanche, si les mesures sont retirées sans qu'une résolution soit trouvée, le rouble pourrait s'effondrer, avec pour conséquence l’explosion de l'inflation domestique et une très forte récession économique en Russie.
En effet, certaines mesures – y compris les facteurs internes – vont devoir être retirées à moyen-terme. Par exemple, les emprunteurs russes ne peuvent pas continuer à payer des taux d'intérêt très élevés pendant longtemps. Les taux d’intérêt ont certes été baissé de 20% à 14% la semaine dernière, mais le niveau absolu reste relativement élevé et menace d’étouffer le tissu industriel et la croissance.
D’autre part, l’excédent actuel de la balance du compte courant masque les effets long-terme des sanctions, qui auront forcement un fort impact négatif sur l’économie et donc le rouble.
Mais la plus forte menace pour le rouble est très certainement le facteur qui lui permet d’être si forte actuellement, à savoir le stratagème de Poutine concernant le gaz naturel. Les contrats sur le gaz devront un jour être renégociés et il y a fort à parier que les clients actuels de la Russie ont l’intention de considérablement réduire la quantité de gaz naturel russe importée. Les États-Unis envoient déjà des cargaisons vers l'Europe. Il est question d'approvisionnements en provenance du Royaume-Uni, de la Norvège, du Qatar et de l'Azerbaïdjan. Israël étudie l'idée d'un gazoduc. Une baisse de la demande impactera négativement la balance commerciale et de facto le rouble.
Après une chute brutale au début de la guerre en Ukraine, le rouble russe a retrouvé une grande partie de sa valeur par rapport aux autres devises mondiales, un changement rendu possible par les contrôles agressifs des capitaux mis en place par le gouvernement de Moscou et un flux continu de paiements pour les exportations de pétrole et de gaz du pays.
La résistance du rouble face aux sanctions peut permettre au régime du président Vladimir Poutine de revendiquer, au moins temporairement, une certaine victoire sur les efforts internationaux visant à faire de son gouvernement un paria. Toutefois, cette embellie du rouble ne pourrait être que très provisoire.