Policy-mix post COVID-19: vers un changement de régime?

Vincent Manuel, Indosuez Wealth Management

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La réponse apportée à la crise de la COVID-19 marque une rupture par rapport au régime de policy-mix que nous avons connu au cours des dernières décennies.

Les manuels d’histoire économique de ce nouveau siècle retiendront peut-être 2020 comme une date charnière, non seulement en raison des conséquences économiques dévastatrices d’une pandémie qui met fin à une décennie de croissance, mais aussi en raison du nouveau régime économique en train de germer.

En effet, la réponse sans précédent apportée par les gouvernements et les banques centrales à la crise de la COVID-19 marque une rupture par rapport au régime de policy-mix que nous avons connu au cours des dernières décennies. Dans cette terra incognita, les comparaisons foisonnent, et on peut trouver des points de similitude tant avec les années 30 (le New Deal), l’après-guerre (généralisation de l’État Providence) qu’avec les années 70. Pour autant, certains éléments avaient commencé à évoluer au cours des dernières années.

En zone euro, la doctrine de la rigueur avait déjà laissé place à une Commission européenne plus encline à accepter de l’expansion budgétaire face au risque populiste et aux tensions sociales, dès lors qu’elle s’accompagnait de réformes structurelles. Les économistes du Fonds Monétaire International (FMI) avaient reconnu dès 2013 avoir sous-estimé l’effet récessif des politiques d’austérité. Plus récemment, la stratégie économique d’Emmanuel Macron de 2017 marquait elle aussi une rupture par rapport aux deux quinquennats précédents, avec une politique économique davantage centrée sur les réformes visant à dynamiser la croissance que sur des coupes budgétaires classiques.

Le policy-mix avait aussi déjà évolué aux États-Unis, où l’on peut parler d’une accélération de l’interventionnisme monétaire et fiscal davantage que de rupture; l’administration Trump n’a jamais été partisane de la rigueur budgétaire et la Réserve fédérale a initié un changement de régime depuis le premier assouplissement quantitatif de 2008, qui marque l’entrée dans la monétisation des dettes.

Par ailleurs, la montée des inégalités était devenue un sujet de préoccupation admis jusqu’à Davos et Stockholm, comme en atteste également le nombre de prix Nobel décernés aux économistes issus de ce courant de pensée, après des décennies de domination de l’école néo-classique. Or, «que démontre l'histoire de la pensée si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle?» écrivait Marx.

Enfin, la «mondialisation heureuse» faisait l’objet de contestations croissantes au regard des déséquilibres climatiques et sociaux qu’elle contribue à accélérer, et l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique inspirait déjà des réflexions sur la nécessité d’un «Green QE» monétaire ou d’un «Green New Deal» fiscal.

Mais la crise de la COVID-19, par l’ampleur du choc qu’elle génère, par l’importance de la réponse qu’elle implique et par les conséquences durables qui affectent nos trajectoires d’endettement, constitue probablement le catalyseur d’un changement de régime, désormais davantage assumé, explicité et revendiqué. Là aussi, la comparaison avec les pires récessions du dernier siècle a inspiré aux gouvernements des actions sans précédent par leur ampleur et parfois aussi par leur nouveauté.

Il y a toutefois un paradoxe dans cette nouveauté qui nous ramène vers un régime de politique économique et un système de pensée plus proche de celui de la seconde moitié du XXe siècle, du moins sur le plan budgétaire.

INTERVENTIONNISME COORDONNÉ

Cette rupture est surtout visible au niveau de la croissance des déficits et de l’élévation de la dette qui s’en suit, qui révèle un interventionnisme très fort des États, les éloignant davantage des règles d’or fiscales et témoignant autant d’un pragmatisme important face à une situation très dégradée que d’un nouveau consensus idéologique. Ceci pose inévitablement la question de la soutenabilité des dettes. L’équation financière des gouvernements post-confinement interroge à nouveau la coordination du policy-mix, avec des banques centrales dont la fonction est de manière croissante de monétiser les dettes et de garder des taux suffisamment bas pour les rendre soutenables. L’implicite est devenu explicite, en somme, et l’extension progressive du domaine d’intervention de la Banque centrale européenne (BCE) – loin de la vision initiale de l’institution monétaire communautaire forgée sur le modèle de la Bundesbank – est en partie sans doute ce qui dérange la Cour Constitutionnelle allemande. Dire et répéter «whatever it takes» revient à assumer d’outrepasser le principe de proportionnalité des décisions aux objectifs.

L'INDÉPENDANCE DES BANQUES CENTRALES EN QUESTION

Au-delà du cas de la BCE, c’est bien de l’indépendance des banques centrales dont il question dès lors que les frontières s’effacent entre politiques budgétaires et monétaires. Nous ne reviendrons probablement pas au régime des banques centrales des années 60, et le pouvoir de celles-ci est devenu trop important pour considérer qu’elles sont soumises au pouvoir politique. Mais c’est bien une nouvelle relation qui s’instaure et qui trouve ses racines dans le premier assouplissement quantitatif en 2008. Ce qui caractérise cette nouvelle alliance entre politique budgétaire et monétaire, c’est une interdépendance très forte et une étroite coordination, avec de manière répétée des injonctions croisées à agir davantage. C’est in fine une ligne de crête pour les banquiers centraux, qui devront régler leur juste distance avec les gouvernements: préserver leur crédibilité, qui implique de garder une politique autonome fondée sur des règles, et maintenir la confiance envers la dette publique, ce qui suppose une pérennité de la monétisation des déficits.

RÉPARTITION DE L'EFFORT

La question qui sera aussi posée sera celle de la répartition de l’effort fiscal. Passé cette forte élévation des déficits liés à la lutte des gouvernements contre les effets du confinement qu’ils ont eux-mêmes décidé, il est possible qu'ils n’engagent pas le même type d’ajustement des dépenses qu’il y a 10 ans, en raison de leur impact sur la croissance et de leur coût politique et social.

La réponse devrait probablement impliquer en partie une augmentation de la fiscalité au sein des grandes économies. La répartition de l’effort dépasse la question fiscale et repose également sur celle du partage de la valeur ajoutée. Sans que l’on revienne à la régulation sociale et l’indexation salaires/prix des années 70, un partage des gains de productivité plus équilibré pourrait laisser entrevoir une croissance davantage auto-entretenue, et un couple consommation/investissement plus robuste, que les taux négatifs n’ont su raviver au cours de la dernière décennie. Ceci pourrait se traduire par un régime d’inflation plus proche de celui des deux décennies antérieures, notamment si la convergence du niveau de vie des émergents réduit la pression sur les salaires.

LE SYSTÈME INTERNATIONAL

Le monde de l’après COVID-19 ne marquera pas la fin de la mondialisation, mais peut se caractériser par cinq changements: une relation plus tendue entre la Chine et les États-Unis, une évolution des chaînes de valeur, une croissance davantage tirée par la croissance domestique que par l’échange international, des tensions protectionnistes plus importantes, et une prise en compte croissante de l’impact carbone dans les coûts de transport et dans l’optimisation internationale des lieux de production loin des marchés de distribution.

Historiquement les mutations de régime économique se traduisent souvent par des changements de régime de change (Gold standard de 1879 à la Première Guerre mondiale, zones monétaires des années 30, système de Bretton Woods à partir de 1944, fin de la convertibilité or du dollar en 1971). L’incertitude est immense quant aux scenarios de reconfiguration possibles de notre régime de changes flottants. L’élément marquant de la période dans laquelle nous entrons est probablement une remise en cause de la valeur des monnaies face à l’or si toutes les banques centrales décuplent la taille de leur bilan. La deuxième caractéristique de ce nouveau paradigme sera peut-être l’accélération de l’accession du yuan au statut de monnaie de réserve, même au rang de devise d’ancrage pour d’autres devises de la région. Dans ce contexte, l’euro devrait demeurer une monnaie de réserve mais restera à la merci de l’amélioration de la coordination fiscale et de la pérennisation du rôle pris par la BCE dans une zone monétaire qui reste incomplète.

Le monde de l’après COVID-19 et le policy-mix qui en découle s’avèrent plus complexes pour les investisseurs. Les espérances de rendement à long terme seront impactées par un phénomène de «répression financière» sur les obligations (taux durablement bas) et sur les actions (rendements affectés par la remise en cause des dividendes et par le risque de remontée de la fiscalité à moyen terme). Par conséquent, la polarisation des marchés actions devrait s’accentuer avec une domination encore plus forte des leaders de la technologie.

En somme, le régime de policy-mix vers lequel nous nous dirigeons ne sera pas celui des années 30, de l’après-guerre ou des années 70. Il sera autant constitué d’innovations monétaires que d’emprunts à la philosophie budgétaire des précédentes décennies, mais dans un cadre globalisé renouvelé, et marqué par une accélération du changement technologique et climatique.

Ce régime ne sera durable que s’il réussit à gérer la sortie de crise et la montagne de dettes qui en résulte; car comme l’écrivait Tocqueville, «les grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent par leurs succès mêmes» (L’Ancien Régime et la Révolution).

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