La nécessité de taux d’intérêt profondément négatifs

Kenneth Rogoff, Université de Harvard

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La présence de taux négatifs dans la politique monétaire sauverait du défaut de paiement un grand nombre d’entreprises, d’Etats et de villes.

©Keystone

Ceux qui considéraient les taux d’intérêt négatifs comme un pont trop loin pour les banques centrales vont sans doute devoir y réfléchir à nouveau. Aux États-Unis, la Réserve fédérale – soutenue implicitement et explicitement par le Trésor – est actuellement à l’œuvre pour sécuriser la quasi-totalité du crédit privé, étatique et municipal au sein de l’économie. De nombreux autres gouvernements se sentent contraints d’en faire de même. Une crise espérons-le unique à l’échelle du siècle exige en effet une intervention publique massive, mais doit-on pour autant se passer des mécanismes de distribution basés sur le marché?

Les garanties globales de la dette constituent un excellent dispositif si l’on considère que la récente agitation des marchés s’est limitée à une crise des liquidités à court terme, qui sera rapidement apaisée par une reprise solide et durable dans l’après-COVID-19. Mais qu’adviendra-t-il si cette reprise rapide ne se matérialise pas? Qu’arrivera-t-il si, comme beaucoup le craignent, plusieurs années sont nécessaires pour que l’économie américaine et l’économie mondiale retrouvent les niveaux de 2019? Dans de telles hypothèses, il est peu probable que toutes les entreprises restent viables, ou que chaque Etat et gouvernement local demeure solvable.

Avant de procéder à une chirurgie de restructuration systématique de la dette,
ne serait-il pas plus judicieux de tenter une dose normale de relance monétaire?

Un pari plus réaliste consiste à considérer que rien ne sera jamais plus comme avant. La richesse sera impactée dans une mesure catastrophique, et les dirigeants politiques devront faire en sorte, à tout le moins dans certains cas, que les créanciers subissent une partie du choc, une démarche qui s’étalera sur plusieurs années de négociations et de litiges. Pour les avocats et lobbyistes en matière de faillites, il s’agira d’une aubaine, puisque les contribuables seront notamment enjoints d’honorer les garanties de sauvetage. Un tel scénario entraînerait une véritable pagaille.

Imaginons maintenant qu’au lieu de consolider les marchés uniquement via les garanties, la Fed pousse la plupart des taux d’intérêt de l’économie aux alentours ou en-dessous de zéro. L’Europe et le Japon ont d’ores et déjà mis un pied en territoire de taux négatifs. Imaginons que les banques centrales répondent à l’actuel creusement de la dette publique en allant encore plus loin, par exemple en fixant les taux directeurs à court terme à -3%, voire en dessous.

Pour commencer, à l’instar des réductions de taux d’intérêts positifs appliquées au bon vieux temps, la présence de taux négatifs sauverait du défaut de paiement un grand nombre d’entreprises, d’Etats et de villes. Correctement mis en œuvre – et les preuves empiriques récentes le suggèrent de plus en plus – les taux négatifs fonctionneraient de la même manière qu’une politique monétaire normale, en dynamisant la demande globale et l’emploi. Ainsi, avant de procéder à une chirurgie de restructuration systématique de la dette, ne serait-il pas plus judicieux de tenter une dose normale de relance monétaire?

Le problème de transmission des taux négatifs aux déposants
bancaires – préoccupation majeure – serait éliminé.

Un certain nombre d’étapes importantes apparaissent nécessaires pour que la démarche de taux d’intérêt profondément négatifs soit réalisable et efficace. Impératif majeur, auquel n’a procédé à ce jour aucune banque centrale (BCE incluse), il s’agit d’empêcher l’accumulation massive de liquidités par les sociétés financières, les fonds de pension et les sociétés d’assurance. Plusieurs combinaisons alliant réglementation, frais variables dans le temps pour les redépôts de liquidités à grande échelle dans les banques centrales, et suppression progressive des grosses coupures de billets de banque, devraient ici faire l’affaire.

Serait-ce si difficile à appliquer? Le défi n’est certainement pas d’une complexité atomique (ou devrais-je dire épidémiologique). Les accumulations de liquidités à grande échelle devenant impossibles, le problème de transmission des taux négatifs aux déposants bancaires – préoccupation majeure – serait éliminé. Sans même empêcher la thésaurisation à grande échelle (ce qui est risqué et coûteux), les banques européennes ont été de plus en plus capables de transmettre les taux négatifs jusqu’aux déposants importants. Par ailleurs, les gouvernements ne cèderaient pas grand-chose en protégeant entièrement les petits déposants contre les taux d’intérêt négatifs. Ici encore, à condition d’être appliquée en temps opportun et planifiée correctement, la démarche peut être relativement simple.

L’idée de taux d’intérêt négatifs suscite pourtant une véritable levée de boucliers. La plupart des objections formulées sont néanmoins floues ou facilement contestables, comme je l’aborde dans mon ouvrage de 2016 sur la monnaie d’hier, d’aujourd’hui et de demain, ainsi que dans plusieurs autres travaux connexes. J’explique également pourquoi il ne faut pas considérer les «instruments monétaires alternatifs», de type assouplissement quantitatif ou helicopter money, comme des formes de politique budgétaire. Bien qu’une réponse budgétaire soit nécessaire, la politique monétaire l’est également immensément. Seule la politique monétaire peut répondre au crédit dans l’ensemble de l’économie. Jusqu’à ce que l’inflation et les taux d’intérêt réels ressortent de la tombe, seule une politique de taux d’intérêts profondément négatifs et efficaces peut accomplir le travail.

Des taux profondément négatifs dans les économies développées
serait extrêmement bénéfique pour les pays émergents .

Une politique de taux d’intérêt profondément négatifs dans les économies développées serait par ailleurs extrêmement bénéfique pour les économies émergentes et en voie de développement, qui souffrent de la chute du prix des produits de base, d’une fuite des capitaux, d’une dette élevée, et de faibles taux de change, sans parler de l’arrivée de la pandémie. Même en cas de taux négatifs, nombre de ces pays auraient encore besoin d’un moratoire sur la dette. Un dollar plus faible, une croissance mondiale plus solide, et une atténuation de la fuite des capitaux, seraient toutefois d’une grande aide pour ces économies, notamment pour les plus importants marchés émergents.

Le plus tragique, c’est que lorsque la Réserve fédérale a procédé en 2019 à son examen des instruments politiques, les discussions autour de la mise en œuvre de taux d’intérêt profondément négatifs ont été écartées de la table, ce qui a forcé la main de la Fed face à la pandémie. Les lobbyistes bancaires les plus influents ont horreur des taux négatifs, alors même que ces taux n’impactent pas les profits bancaires lorsqu’ils sont appliqués correctement. La profession économique, envoûtée par d’intéressants résultats contre-intuitifs qui apparaissent dans des économies où il existe réellement une borne zéro pour les taux d’intérêt, doit ici admettre sa part de responsabilité.

La mise en œuvre immédiate de taux d’intérêt profondément négatifs ne résoudrait pas toutes les difficultés actuelles. Cette politique constituerait toutefois un bon début. Si les taux d’intérêt réels d’équilibre sont voués au cours des prochaines années à se situer à un niveau plus bas que jamais, ce qui apparaît de plus en plus probable, il est temps que les banques centrales et les gouvernements se penchent longuement, attentivement et urgemment sur cette idée.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2020.

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