La fracture numérique est aussi une fracture sociale

Anupama Rames, BNP Paribas Asset Management

4 minutes de lecture

Les obligations sociales – ou social bonds - peuvent permettre d’aborder certaines problématiques complexes.
 

La pandémie de COVID-19 a eu de nombreux impacts sur diverses facettes de la société, du système de la santé au secteur de l'emploi. La crise a mis en évidence - voire même accentué - plusieurs inégalités déjà existantes au sein de la société. Ce fossé entre les «nantis» et les «démunis, résultant d'inégalités socioéconomiques, de genre, de géographie et d’ethnie, est en réalité un problème mondial. 

Qu'est-ce que l'inégalité numérique?

La fracture numérique ou l'inégalité numérique est un enjeu qui peut avoir des effets à long terme sur la fracture socio-économique mondiale. Le manque d'accès aux technologies informatiques est un problème critique dans les pays en développement et développés. L'Organisation des Nations Unies a fait de l'accès universel à Internet et aux technologies de l'information et de la communication (TIC) l'une des cibles de l'objectif numéro 9 de développement durable (ODD 9).

Au son sens le plus élémentaire du terme, l'inégalité numérique se définit selon deux composantes principales:

  1. Avoir accès à l'économie numérique (besoin de connectivité),
  2. Avoir les compétences nécessaires pour tirer profit de cet accès.

Selon la FCC (Commission fédérale des communications), aux Etats-Unis, plus de 21 millions d'Américains n'ont pas accès à une connexion haut débit; selon d’autres estimations, ce chiffre pourrait même atteindre 42 millions. Ce chiffre ne reflète que l'accès physique aux fournisseurs de services Internet. Si l'on ajoute le manque d'accès dû à la situation financière, le chiffre est bien plus élevé. 

Le problème avec le fossé ou la fracture numérique
est que l'impact s’observe sur le moyen à long terme.

Nous pouvons facilement comprendre pourquoi cela constitue un problème lorsque nous examinons les données du Pew Research Center. Celles-ci montrent que 15% des ménages ayant des enfants d'âge scolaire n'ont pas accès à une connexion haut débit à la maison. Lorsque des services de base comme l'éducation se transposent du jour au lendemain vers un système en ligne, comme c’est le cas avec la COVID-19, ce sont les étudiants des communautés marginalisées et des ménages à faible revenu qui en subissent en premier les répercussions négatives. Le problème avec le fossé ou la fracture numérique est que l'impact s’observe sur le moyen à long terme et que cette question sera souvent reléguée au second plan au profit des questions plus «urgentes», telles que l'insécurité alimentaire et le chômage. Toutefois, lorsque la fracture numérique commence à avoir un impact sur l'accès aux services de base, tels que l'éducation et, par la suite, l'emploi, sa nature devient plus structurelle. Il sera difficile de combler ce fossé si nous n'agissons pas maintenant. Sans cet accès, des pans entiers de la société seront encore plus marginalisés.

Concernant la deuxième composante de la fracture numérique, à savoir le manque des compétences, il s'agit soit du manque de compétences de la main-d'œuvre existante, soit de l'absence de travailleurs formés pour les compétences qui seront nécessaires à l'avenir. 

Aujourd’hui, plus de 80% des emplois de qualification moyenne actuels aux Etats-Unis, ceux qui nécessitent moins que le baccalauréat, demandent des compétences numériques. Certaines entreprises jouent un rôle actif dans les programmes afin de combler ce fossé de compétences. Des grandes plates-formes numériques ont mis au point des programmes de certification sur l'analyse des données, la gestion de projets, etc. Ces certifications donnent un niveau Bac+4 pour postuler à un emploi en entreprise.

A moyen et long terme, nous prévoyons une accélération à l’accès des technologies numériques dans des domaines clés, tels que l'éducation et la santé. Il est de notre devoir de faire en sorte que le monde post-pandémie soit plus résilient. Combler le fossé numérique du point de vue de l'accès et de l’acquisition des compétences permettra de rendre les sociétés plus prospères sur le long terme.

Quel rôle pour le secteur public et le secteur privé dans la réduction des inégalités numériques?

Il existe de grandes divergences entre les pays concernant l'accès au haut débit. La réduction de cet écart est une priorité dans plusieurs pays, mais seul un cadre cohérent permettrait que l'économie numérique profite partout à tout le monde. L'ONU a récemment publié un excellent rapport, «L'ère de l'interdépendance numérique», qui présentait des recommandations pour une collaboration numérique mondiale afin de garantir une économie et une société numériques inclusives alignées sur les ODD de 2030.

Dans le secteur privé, nous avons des options d'investissement dans toutes
les classes d'actifs en ce qui concerne les infrastructures numériques.

En ce qui concerne le financement public à court terme, lorsque la pandémie a commencé aux Etats-Unis, la FCC a demandé aux prestataires de services à haut débit de prendre l'engagement de «veiller à ce que les personnes touchées par la pandémie ne perdent pas leur accès au haut débit ou au téléphone». Près de 200 entreprises ont accepté de ne pas suspendre le service pour non-paiement. Au niveau fédéral, la loi CARES a alloué quelques centaines de millions de dollars à titre de prêts et de subventions pour étendre le haut débit pour les services essentiels. Par ailleurs, de nombreux Etats et municipalités ont également proposé des plans locaux ciblés.

Dans le secteur privé, nous avons des options d'investissement dans toutes les classes d'actifs en ce qui concerne les infrastructures numériques. Il existe un large éventail d'opportunités allant des modèles matures et bien établis, comme les centres de données et les infrastructures de télécommunications, aux projets plus complexes impliquant le développement de la bande passante à haut débit et le financement du dernier kilomètre. En fonction des exigences de risque/rendement de l'investisseur, les opportunités vont des actions cotées à la dette privée.

La solution passe-t-elle par les social bonds?

Absolument. Les obligations vertes, utilisées pour financer des projets environnementaux qui contribue à la transition écologique, sont désormais bien connues. Les Social bonds sont conçues pour financer des programmes dont l’impact social est positif. Ce type d’obligation étant adossé à l'ensemble du bilan de l'émetteur, son risque de crédit est donc le même que pour une obligation traditionnelle.

Le marché des obligations sociales en est encore
à ses balbutiements, mais en très forte croissance.

A titre d'exemple, en 2019, un prestataire de services de communication implanté dans les pays émergents a émis un Social bond. Les fonds levés pourraient être utilisé pour les dépenses d'investissement, telles que le déploiement du réseau et l'acquisition de fréquences. La logique étant que l'expansion de l'infrastructure de réseau, en particulier dans les zones mal desservies, améliore l'accès à la numérisation. Ces sommes pourraient également être utilisées pour financer des projets comme celui de former des femmes et des enfants aux technologies numériques. Lorsque la société a émis l'obligation, elle a fourni des éléments sur les indicateurs de performance qu’elle communiquerait: le nombre de foyers connectés, le nombre de femmes formées aux compétences en ligne, la formation financière, etc.

Le marché des obligations sociales en est encore à ses balbutiements, mais en très forte croissance. Sur le marché global des obligations vertes, sociales et durables, les émissions du premier semestre 2020 ont augmenté de 4% par rapport à la même période en 2019 représentant environ 154 milliards de dollars. Dans la catégorie des obligations sociales, les émissions ont atteint 40 milliards de dollars au premier semestre, soit une augmentation de 364% sur un an. Récemment, l'une des plus grandes sociétés Internet a émis une obligation de durabilité de 5,75 milliards de dollars: de loin la plus grande émission dans son genre et qui a été sursouscrite, témoignant d’une forte demande des investisseurs.

Quel a été l’impact du COVID-19 sur le secteur de l’asset management?

La crise du COVID-19 a mis en évidence une plus forte prise en compte des critères sociaux dans la décision des investisseurs. BNP Paribas Asset Management a commandité une étude de Greenwich Associates montrant que près d'un quart des investisseurs interrogés se préoccupent davantage des facteurs sociaux depuis la pandémie. 70% d’entre eux déclarent que des critères sociaux,- le «S» de ESG deviendrait de plus en plus important à l’avenir.

Comme nous le savons, la pandémie de COVID-19 a provoqué une crise socioéconomique mondiale. Pour que le monde d’après soit plus résilient, il faudra s’attaquer à des problèmes clés tels que la fracture numérique. En tant qu'investisseurs, nous avons un rôle à jouer dans la réalisation de cet objectif.

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