La dichotomie entre sphères réelle et financière

William De Vijlder, BNP Paribas

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Il serait dangereux de se contenter d’une lecture très étroite des données de marchés en la limitant aux seuls signaux économiques.

Le 4 janvier dernier, le président de la Réserve fédérale américaine, Jerome Powell, déclarait que «les marchés intègrent des risques baissiers et ils vont manifestement bien au-delà des données d’activité». Force est de constater, en effet, que les marchés financiers envoient des signaux peu encourageants: depuis fin septembre, la Bourse de Wall Street a fortement baissé et la différence entre les taux à deux ans et ceux à trois mois s’est considérablement réduite. 

Dans le passé, une telle situation a, en général, été suivie d’une récession, avec un retard variable néanmoins. «En général» car il y a eu des signaux trompeurs, et les propos de Jerome Powell laissent entendre que ce pourrait encore être le cas aujourd’hui. Les marchés seraient donc trop pessimistes au regard des données économiques récentes: les nowcasts des Réserves fédérales d’Atlanta, de New York et de Saint Louis tablent sur une croissance annualisée au 4e trimestre 2018 de respectivement 2,8%, 2,5% et 2,6%, des chiffres qui intègrent la chute de l’indicateur ISM et les fortes créations d’emplois au mois de décembre. En outre, les projections des gouverneurs de la Fed tablent sur une croissance de 2,3% pour 2019. Selon cette grille de lecture, la dichotomie s’expliquerait donc par une différence d’analyse entre les investisseurs et les économistes à partir des mêmes données économiques.

La baisse de la Bourse et des taux longs, avec des chiffres
économiques robustes en toile de fond, peut refléter une différence d’horizon.

Selon une autre interprétation, la baisse de la Bourse et des taux longs, avec pour toile de fond des chiffres économiques robustes, peut refléter une différence d’horizon sachant que les marchés anticipent plusieurs mois à l’avance tandis que les chiffres publiés montrent où nous en étions dans un passé récent. Reste à expliquer quels facteurs, dans ce cas, provoqueraient un ralentissement soudain de la croissance dans les tout prochains mois alors qu’aujourd’hui cette croissance reste soutenue. Cette tâche paraît d’autant plus ardue que les chiffres de la croissance affichent une grande inertie, et évoluent donc lentement, et que la politique monétaire est très prudente, réduisant par conséquent le risque d’un choc brutal des taux.

Troisièmement, tandis qu’une prévision économique privilégiera souvent le scénario le plus probable ou la moyenne pondérée des scénarios possibles, les marchés peuvent se focaliser sur le risque extrême. Ainsi, le niveau des taux longs ne dépend pas uniquement des attentes des marchés en matière de croissance réelle et d’inflation, mais également de la variation de ces facteurs, d’une éventuelle asymétrie de leur distribution respective, du risque extrême qui peut être anormalement élevé, voire même de la corrélation entre la Bourse et le marché obligataire. 

L’expérience passée influence les comportements actuels
et contribue à nourrir une crainte qui s’autoréalise.

La perception d’un risque de mauvaises nouvelles économiques plus élevé que l’éventualité de bonnes nouvelles (une économie américaine dont l’expansion atteint un âge respectable), celle d’un risque extrême important (guerre commerciale chino-américaine), de même que d’une corrélation négative entre les cours obligataires et la Bourse (fréquente depuis plusieurs années) pousseront les taux longs à la baisse et contribueront à un aplatissement de la courbe des taux. Cette dynamique est en soi anxiogène comme l’a révélé la récente enquête de la Fed auprès des directeurs crédits des banques. Ceux-ci ont effectivement déclaré qu’une inversion de la courbe les pousserait à resserrer les critères d’octroi de crédits parce qu’historiquement une telle inversion a été suivie d’une récession. L’expérience passée influence donc les comportements actuels et contribue à nourrir une crainte qui s’autoréalise.

Un quatrième facteur de la dichotomie entre sphère réelle et sphère financière est la relation complexe qui existe entre le principal qui détient les actifs financiers (investisseur institutionnel, client d’une banque privée, etc.) et son agent (équipe de gestion, société de gestion d’actifs ou de sicav). Traditionnellement, ces acteurs affichent une aversion au risque, le détenteur d’actifs en raison de sa plus grande sensibilité aux pertes qu’au coût d’opportunité d’une exposition insuffisante à un marché haussier ; son agent parce qu’il ne veut pas perdre son emploi ou les actifs qu’il gère si sa performance est mauvaise, dans l’absolu ou par rapport à ses pairs. Il en découle une aversion au risque au carré et, par conséquent, lorsque l’incertitude augmente, des réactions qui peuvent paraître disproportionnées par rapport aux nouvelles économiques. Il serait donc dangereux de se contenter d’une lecture très étroite des données de marchés en la limitant aux seuls signaux économiques. En même temps, ces signaux, aussi biaisés soient-ils, ne peuvent pas être ignorés. Comme souvent, tout est question de nuance.

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