La dette cachée de l'Amérique

Daniel Blitz & Robert Dugger, Hanover Provident Capital

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Le déficit annuel a dépassé mille milliards de dollars l'année dernière. Il faut s'imaginer l'Amérique comme une maison avec une fuite dans sa toiture.

 

L'ancien Secrétaire américain au Trésor Lawrence H. Summers a dernièrement lancé avec malice: «Le stimulant fiscal est comme une drogue avec ses effets de tolérance: pour garder la croissance constante, les déficits doivent continuer à augmenter». Les gens comme Summers s'inquiètent des déficits parce qu'ils doutent que l'argent que le gouvernement emprunte soit dépensé de manière à encourager la croissance à long terme du PIB au-dessus de celle de la dette. À moins que le dosage des dépenses ne change, le ratio dette/PIB va continuer à augmenter, ce qui laisse prédire une catastrophe.

D'autres ne partagent pas ce type d'inquiétude. À gauche, le prix Nobel Paul Krugman, par exemple, soutient que pour «un pays comme les États-Unis, une crise de la dette est fondamentalement impossible». À droite, John Tamny, rédacteur en chef d'économie politique chez Forbes, déclare: «Ignorez les prophéties de malheur interminables, les déficits budgétaires n'ont vraiment aucune importance».

Le déficit annuel va atteindre mille milliards de dollars d'ici 2020.
Ceci est inquiétant, mais ne reflète pas la dure vérité.

Mais tandis que les jugements diffèrent au sujet de la durabilité de la dette publique américaine, ces deux camps acceptent la mesure standard de cette dette comme étant précise. C'est une erreur – et probablement une erreur catastrophique.

Le Bureau du budget du Congrès (CBO) a récemment rapporté que le déficit budgétaire fédéral des dix premiers mois de cet exercice budgétaire était de 116 milliards de dollars supérieur à ce qu'il était à la même date l'année dernière. Le CBO prévoit à présent que le déficit annuel va atteindre mille milliards de dollars d'ici 2020. Ceci est inquiétant, mais ne reflète pas la dure vérité. Le déficit annuel a presque certainement dépassé mille milliards de dollars l'année dernière.

Pour comprendre pourquoi, il faut s'imaginer l'Amérique comme une maison avec une fuite dans sa toiture. Si vous voulez vendre cette maison à un acheteur qui finance l'achat par un emprunt immobilier, la loi immobilière fédérale exige que vous fassiez faire une évaluation, qui prouve que le toit a besoin de réparations. Dans ce scénario, vos retards dans les réparations ne peuvent pas être ignorés. La loi exige que vous révéliez et payiez les coûts cachés de réparation de la toiture. Si vos ne le faites pas, vous volez l'acheteur.

Le gouvernement fédéral a également une dette qui n'est pas comptabilisée
et dont on n'entend pas souvent parler.

Il est vrai qu'à la différence de l'emprunt sur votre bilan, vous ne pouvez pas considérer l'entretien de la toiture comme une dette à court terme. Mais la remettre à plus tard ne la fait pas disparaître. Il s'agit toujours d'une dette réelle – sauf que cette dette n'est pas comptabilisée.

Le gouvernement fédéral a également une dette qui n'est pas comptabilisée et dont on n'entend pas souvent parler. La dette qui a été comptabilisée est celle des 15,6 mille milliards de dollars contractée par le public sous forme de bons du Trésor américain. Les dettes qui n'ont pas été comptabilisées comprennent les coûts d'entretien différés sur les routes, les réseaux de distribution d'eau et 54'560 des ponts structurellement déficients, ainsi que les systèmes d'énergie à faible teneur en carbone qui sont toujours à construire, pour atténuer les effets catastrophiques du changement climatique. Et ce sont simplement deux exemples parmi d'autres.

À combien s'élève donc la dette américaine cachée? Pour l'instant, nous devons nous contenter d'estimations rudimentaires. Par exemple, selon un rapport de 2016 de la Société américaine de génie civil – American Society of Civil Engineers (ASCE), une mise à niveau de l'infrastructure vieillissante du pays coûterait 5,2 mille milliards de dollars. Selon un rapport de 2014 de l'Agence internationale de l'Énergie (AIE) et selon nos propres calculs basés sur la part américaine des émissions mondiales de CO2, la transition vers un système à énergie propre va coûter 6,6  mille milliards de dollars de plus. En tout, cela représente 11,8 mille milliards de dollars (non indexés sur l'inflation) de passif non comptabilisé.

Bien évidemment, ces dettes ne représentent pas seulement le passif fédéral. Dans le passé, les gouvernements étatiques et locaux étaient responsables de la plupart des coûts liés aux infrastructures et au climat. Cependant, déjà accablés de plus de 3000 milliards de dollars de dette municipale, des gouvernements d'État sont débordés par le poids de leur passif en entretien différé et en coûts de l'abattement fiscal du changement climatique documentés tout récemment. Cependant, parce que le changement climatique et la sécurité des infrastructures sont des questions nationales, plutôt que locales, le gouvernement fédéral est finalement responsable de 11,8 mille milliards de dollars en dettes d'infrastructure et d'environnement. Ils sont la «fuite dans la toiture» de l'Amérique.

Pourquoi les États-Unis ne prennent-ils
pas en compte leurs dettes cachées?

Ce chiffre augmente chaque année, puisque les ponts continuent de s'affaiblir et qu'il est encore plus coûteux de les réparer. De même, alors que les niveaux de la mer et les températures continuent de monter, et que les feux de forêt deviennent plus graves, la prévention des catastrophes coûte de plus en plus cher. En fait, entre 2012 et 2016, l'ASCE a augmenté son estimation de l'écart annuel entre infrastructures et investissements américains de 221 milliards de dollars – soit environ 55 milliards de dollars par an. Et entre 2012 et 2014, l'AIE a augmenté son estimation du coût pour passer à un système à énergie propre à environ 270 milliards de dollars par an. Au total, le déficit non comptabilisé indexé sur l'inflation s'élève à 345 mille milliards de dollars – seulement à cause du retard sur les besoins d'infrastructure et à cause des dépenses d'abattement climatique.

Le déficit fédéral 2017 américain était de 665 milliards de dollars, ce qui reflète l'augmentation de la dette effectivement comptabilisée. Si la dette d'infrastructure et climatique qui n'est pas comptabilisée devait être incluse, le déficit total de 2017 serait supérieur à mille milliards de dollars. Oui, ce sont des calculs de coin de table, mais ils soulignent une question pressante: pourquoi les États-Unis ne prennent-ils pas en compte leurs dettes cachées?

La réponse courte est que la loi ne l'exige pas. La «limite d'endettement» fédérale n'a jamais été une notion fermement établie, mais sous la pression elle est devenue une «suspension de plafond» vague qui permet aux pouvoirs publics d'emprunter autant qu'ils le veulent. En attendant, une règle du Congrès qui a été prévue pour assurer la responsabilité budgétaire, par l'interdiction d'une augmentation du déficit augmente au-delà de 1,5 mille milliard de dollars dans une fenêtre de dix ans, est devenue un tour de passe-passe comptable pour échapper à la responsabilité de la 11e année et au-delà.

Mais tout comme nous volons l'acheteur de la maison si nous ne révélons pas les défauts cachés et si nous ne payons nos travaux de toiture en cas de fuite, de même nous volons les générations futures d'Américains si nous ignorons la pleine ampleur du passif du gouvernement. Jusqu'à ce que toute la dette soit prise en compte, nous ne pouvons pas même commencer à savoir si les politiques budgétaires ont des effets positifs ou négatifs sur la croissance future.

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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