La BCE est-elle trop zen sur le risque d’inflation?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Le débat monétaire à la BCE est très éloigné de la question des taux directeurs. Les conditions pour sortir de la politique de taux négatifs ne sont pas réunies.

Face à la poussée d’inflation qui tend à se prolonger, les banques centrales des pays riches sont de plus en plus fébriles. Certaines ont monté leur taux directeur (RBNZ), d’autres s’apprêtent à le faire (BoE). La Fed résiste à ce virage mais va bientôt ajuster sa politique de QE. Par contraste, la BCE semble plutôt zen.

Pas de panique à la BCE

D'après les futures sur les taux en euro, il y avait au début de cette semaine près de 75% de chance que la BCE ait monté ses taux directeurs d’ici un an. Il y a quelques jours, cette probabilité implicite était proche de zéro. Ce changement ne nous apprend rien des intentions réelles de la BCE mais il illustre combien les marchés de taux courts sont nerveux face au choc d’inflation et aux possibles réactions des banques centrales. Jusqu’où sont-elles prêtes à tolérer le sursaut d’inflation?

La patience des banquiers centraux est partout mise à rude épreuve. Cette année, l’inflation a bondi bien plus que prévu et, fut-ce le résultat de chocs spécifiques, elle dépasse largement sa cible. La succession de pénuries retarde son reflux (toujours) anticipé, l’opinion publique est chauffée à blanc par l’emballement des prix de l’énergie et le marché ne jure plus désormais que par le risque de stagflation. Une inflation qui accélère et une croissance qui se modère, c’est en théorie la pire combinaison pour un banquier central puisqu’il fait face à un conflit d’objectifs.

Une autre manière d’apprécier les effets de second tour est d’observer l’évolution des salaires négociés.

Le seuil de tolérance à l’inflation est déjà franchi dans certains pays. Plus significatif, la Banque d’Angleterre multiplie les signaux préparant le terrain à une hausse de taux directeur à brève échéance. La Fed reste concentrée à ce jour sur la réduction de ses achats d’actifs, mais elle peine à convaincre que cette étape ne sera pas suivie d’une remontée de ses taux avant la fin 2022. Dans cette agitation, la BCE paraît presque sereine. Le message est simple: la BCE n’entend pas réagir aux chocs d’offre dès lors qu’ils ne modifient pas les conditions d’inflation à moyen terme.

Effets de premier tour

Il s’agit des répercussions directes des chocs de prix sur le taux d’inflation total. Le plus fréquent de ces chocs vient des prix de l’énergie qui sont par nature très volatils. Dans le cas présent, ce choc énergétique a deux facettes, d’une part un rattrapage après la réouverture des économies, d’autre part l’emballement des prix du gaz et de l’électricité. Par ailleurs, la pandémie a fait que d’autres prix, d’ordinaire assez inertes, ont également connus des variations extrêmes. Ces prix, d’abord déprimés, reviennent à la normale, parfois surréagissent. Enfin, l’indice des prix européen a été affecté par certaines décisions de nature fiscale, notamment la baisse en juillet 2020, puis la hausse en janvier 2021, du taux de TVA en Allemagne.

L’inflation totale qui était tombée en territoire négatif en 2020 a bondi à 3,4% sur un an, et devrait encore monter à court terme. Le caractère spécifique, non-répétitif, de cette poussée d’inflation saute aux yeux. Dans ce cas, une banque centrale ne doit pas durcir sa politique monétaire au risque, sinon, de perturber le cycle, voire de pousser l’économie en récession. Cas d’école: les hausses de taux de la BCE en 2011.

Effets de deuxième tour

Tolérer une déviation de l’inflation ne pose aucun problème si le choc initial (premier tour) ne modifie pas en profondeur la rémunération des facteurs de production (salaires et marges) et, partant, la formation des anticipations d’inflation. Si tel n’est pas le cas, on parle alors d’effets de second tour. Cette expression avait quasi disparu depuis une décennie du vocabulaire de la BCE. Elle est réapparue ces derniers temps du fait de l’intensification des contraintes d’offre, qu’il s’agisse de pénurie d’intrants ou de difficultés de recrutement. Les signaux venant des mesures d’inflation anticipée sont actuellement très disparates en zone euro. Les indicateurs extraits des variables de marché (swaps, titres indexés) et ceux tirés des enquêtes auprès des entreprises ont rebondi. Le point mort d’inflation 5y5y avoisine 1,85%, le plus haut niveau depuis 2015 mais, faut-il le rappeler, toujours inférieur à la cible de 2%. Ce mouvement haussier est tellement corrélé à l’inflation présente qu’on peut douter de ses propriétés prédictives. La BCE considère que la capacité prédictive est meilleure pour les anticipations d’inflation de l’enquête auprès des prévisionnistes professionnels. Le mouvement haussier récent est modéré et, à ce jour, ne signale toujours pas de retour sur la cible d’inflation. Une autre manière d’apprécier les effets de second tour est d’observer l’évolution des salaires négociés. A la différence des Etats-Unis où des tensions salariales sont visibles, il n’y a rien de tel pour l’instant en zone euro.

La transition pourrait rehausser l’inflation de près d’un point par an durant les quinze à vingt prochaines années.
Effets de la transition verte

A l’occasion de sa revue de stratégie finalisée cette année, la BCE a mis l’accent sur les implications de la transition vers une économie à bas carbone. Ce processus se place sur un horizon de long terme qui dépasse largement l’horizon usuel des décisions de politique monétaire d’une banque centrale (2-3 ans) mais, comme l’a montré la récente envolée des prix du gaz et de l’électricité, il y a des interactions évidentes entre les pénuries post-Covid et le verdissement de la production d’énergie. Il est admis que la transition verte aura deux effets sur la dynamique des prix, d’une part une contribution plus élevée à l’inflation totale, et d’autre part une plus grande volatilité. Dans certains scénarios, la transition pourrait rehausser l’inflation de près d’un point par an durant les quinze à vingt prochaines années.

Dès lors que la transition verte est un objectif général de l’UE, que la BCE doit donc soutenir, il va sans dire que ce surcroît d’inflation serait d’une certaine manière désirable. Il ne devrait pas entraîner de restriction de la politique monétaire. La volatilité des prix est un problème délicat pour la banque centrale. Même en temps normal, il n’est pas toujours simple de distinguer le bruit du signal et ce sera encore plus complexe à l’avenir s’il y a des crises énergétiques à répétition. L’introduction d’une taxe carbone pourrait par exemple élever l’inflation totale mais réduire l’inflation sous-jacente. En somme, si on suit l’analyse de la BCE, les effets de premier tour sont à ignorer car ils traduisent des chocs non-répétitifs. Il n’y a pas de signes tangibles d’effets de second tour sur les salaires ou les anticipations d’inflation, à la différence de ce qu’on peut observer aux Etats-Unis.

Enfin, les effets de la transition verte plaident pour une certaine souplesse dans la conduite de la politique monétaire. La BCE peut se permettre un peu plus de patience que ses pairs. Il ne faut pas non plus oublier que dans la décennie ayant suivi la crise financière, le problème principal en zone euro était la faiblesse chronique de l’inflation. Le risque était que les anticipations d’inflation à moyen terme dérivent vers le bas, et non vers le haut. Durant la pandémie, l’emploi et le revenu des ménages ont certes été protégés, mais le sous-emploi reste élevé et le sort de l’épargne excédentaire est en suspens. Il n’est donc pas encore certain que la zone euro se soit vraiment affranchie de ses faiblesses passées (croissance basse, inflation basse, taux bas).

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