L’orientalisme malsain des médias occidentaux

Brahma Chellaney, Center for Policy Research de New Delhi

3 minutes de lecture

Le devoir d’un journaliste est d’informer, non d’exploiter les souffrances humaines par une couverture intrusive et voyeuse, comme ces jours en Inde.

Lorsqu’on rend compte d’une tragédie, l’une des règles essentielles du journalisme est d’être sensible aux victimes et à celles et ceux qui sont dans la peine. Les médias occidentaux, qui font aussi fonction de médias internationaux, observent généralement ce principe chez eux, mais l’oublient lorsqu’ils couvrent les catastrophes frappant les sociétés non occidentales. 

Les reportages consacrés à la seconde vague de COVID-19 qui dévaste l’Inde en témoignent. Les médias occidentaux se sont remplis d’images de morts et autres scènes chocs qui ne seraient pas montrées, dans la plupart des cas, à la suite d’une catastrophe de ce genre dans un pays occidental. L’Europe et les Etats-Unis comptent à eux seuls la moitié environ des morts dus au COVID-19 dans le monde; les médias occidentaux ont pourtant évité de montrer des images trop pénibles de la situation. 

Lorsqu’ils couvrent le deuil dans leur propre pays,
les médias occidentaux sont beaucoup plus respectueux.

Même au plus fort de la pandémie aux Etats-Unis et en Europe, il était impensable que des équipes de télévision fassent irruption dans les salles de soins d’urgence pour montrer à quel point médecins et personnels infirmiers étaient débordés. Mais des scènes de ce genre ont été diffusées depuis les hôpitaux indiens, sans qu’on se préoccupe vraiment des conséquences que pouvaient avoir de telles intrusions sur des décisions dont dépendait la vie des malades. Les journalistes des télévisions se sont aussi rués sur les familles indiennes qui avaient perdu leurs proches, transformant leur deuil et leur intimité en spectacle livré à la consommation occidentale. 

Lorsqu’ils couvrent le deuil dans leur propre pays, ces mêmes médias sont beaucoup plus respectueux. Ainsi, lorsqu’il a fallu creuser des fosses communes pour y enterrer les victimes de la première vague de COVID-19 à New York, a-t-on montré, en plan d’ensemble, des images édulcorées de rideaux d’arbres sur les prairies dans la brume matinale. Les images des corps brûlant sur les bûchers funéraires en Inde, diffusées dans le monde entier, hanteront en revanche les mémoires.

Les feux funéraires sont une figure classique des romans occidentaux, des récits de voyages et des peintures où l’Inde est représentée. En tournant leurs appareils photos et leurs caméras sur les bûchers en flammes, les organes de presse et les chaînes de télévision occidentales ont satisfait la fascination morbide de leur audience envers la tradition hindouiste de crémation des morts (même si cette pratique, qui respecte l’environnement, a de plus en plus cours en Occident). Ces reportages ignorent totalement qu’en montrant ces images effroyables des bûchers en flammes, ils s’immiscent grossièrement et de la façon la plus vulgaire dans ce qui est en Inde une affaire strictement privée.

Déjà lors de la catastrophe de Fukushima en 2011 les victimes furent
traitées comme question secondaire dans les reportages.

Ce n’est pas la première fois que les organes d’information occidentaux font preuve d’insensibilité dans leur couverture de catastrophes survenues à l’étranger. Dans les reportages consacrés à la catastrophe de Fukushima, en 2011, les victimes furent traitées comme question secondaire au regard de la nouvelle, plus sensationnelle, des émissions radioactives. L’information occidentale regorgeait alors de stéréotypes culturels et raciaux: les professionnels restés sur place pour maîtriser les réacteurs frappés par l’accident furent qualifiés de «samouraïs du nucléaire», livrés à un «sacrifice humain», des «ninjas de l’atome en mission suicide». 

En réalité, les radiations ne firent pas de victimes à Fukushima, en raison de l’évacuation préventive des 100'000 résidents de la zone. Mais cela n’empêcha pas les organes d’information occidentaux de nourrir l’hystérie à grand renfort de comparaisons incendiaires à défaut d’être justes avec la catastrophe de Tchernobyl. Conséquence de ce traitement sensationnaliste de l’information: les navires marchands commencèrent d’éviter les ports japonais – même ceux situés loin de Fukushima – et plusieurs pays évacuèrent leurs ressortissants de Tokyo et d’ailleurs.

Et c’est la même approche qu’adoptent en Afrique les médias occidentaux, dressant le portrait d’un continent peuplé de hordes barbares, en proie à des catastrophes sans fin, où les visages souriants et heureux ne sont que l’exception. L’épidémie d’Ebola, qui s’est répandue à partir de 2014 en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone, avait finalement tué en 2016 [après qu’elle a été une première fois jugulée et que l’urgence sanitaire a été levée par l’OMS] 11’325 personnes, soit autant de morts en deux ans que le COVID-19 en provoquait en deux jours aux Etats-Unis voici seulement trois mois. Malgré quoi les reportages des médias occidentaux consacrés à la maladie n’étaient que sacs mortuaires, pratiques traditionnelles de deuil, et rites de sépultures en Afrique occidentale. Le prix Pulitzer 2015 de photojournalisme a été attribué à un photographe pigiste qui avait suivi pour le New York Times les collecteurs de corps et documenté la souffrance, la mort et le désespoir en Afrique de l’Ouest. 

Si les images de soldats américains morts sont rarement publiées, les photographies
de morts afghans et irakiens, entre autres, ne sont que trop communes.

Aucun reportage consacré à la pandémie de COVID-19 – la plus grande calamité sanitaire mondiale de notre temps – ne figurait sur la liste des potentiels lauréats 2020 des prix Pulitzer. Et lorsque les lauréats de 2021 seront annoncés, en juin, ce serait une grande surprise si se trouvaient récompensés des journalistes ayant documenté les morts causées par la pandémie en Occident. Les reportages bruts que les médias occidentaux consacreront à la souffrance, à la mort, au désespoir et à l’incompétence auront probablement pour terrain des régions lointaines. Si les images de soldats américains morts sont rarement publiées, les photographies de morts afghans et irakiens, entre autres, ne sont que trop communes. 

Certes, les médias occidentaux ne constituent pas un monolithe et ne doivent pas être considérés comme tels – les organes d’information anglo-américains dominent tout de même le paysage international. Les médias occidentaux ne rechignent pas non plus à la couverture sensationnaliste des mauvaises nouvelles lorsque les événements se produisent chez eux. Mais le modèle général est sans ambiguïté: la couverture médiatique par l’Occident des tragédies qui surviennent ailleurs tend à véhiculer des stéréotypes culturels et à s’autoriser des violations de la vie privée et de la dignité qui ne seraient pas tolérées si ces tragédies touchaient directement ses populations.

Cette duplicité a des conséquences. Les perceptions internationales sont façonnées par la façon dont les organes de presse et de télévision occidentaux présentent les informations. Comme nous l’a montré l’épidémie d’Ebola, des images et des articles sensationnalistes nous font croire qu’une terrifiante tragédie est encore pire ou plus répandue qu’elle ne l’est en réalité. Les contaminations et les morts dus au virus Ebola concernent presque toutes trois pays d’Afrique occidentale, mais le virus est associé à l’Afrique dans son ensemble. 

Le devoir d’un journaliste est d’informer, non d’exploiter les souffrances humaines par une couverture intrusive et voyeuse, qui fait grimper l’audience, des tragédies qui surviennent en des terres lointaines. Le bon journalisme s’élève au-dessus des clichés et sait s’en remettre à autre chose qu’à l’intensité du choc. Avec les nouveaux variants du coronavirus, qui mutent rapidement et se répandent dangereusement, nous avons un besoin urgent que ces questions soient traitées par la presse de façon plus responsable et sensible. 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Copyright: Project Syndicate, 2021.
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