L’actionnariat dans la crise

Ophélie Mortier, Degroof Petercam Asset Management

3 minutes de lecture

Le passage de la primauté de l’actionnaire à celle des parties prenantes s’est accéléré. Est-ce la fin de la tragédie des horizons?

Comme tous les autres acteurs économiques, les actionnaires ont été affectés par la pandémie. En cette saison d’assemblées générales, l’activité a été ralentie, des assemblées ont été reportées ou se sont tenues en mode virtuel. Reflétant cette situation, l’activisme a, lui aussi, perdu de sa vigueur. Il devrait néanmoins regagner en puissance dès la sortie de cette crise, ce qui pourrait avoir de lourdes conséquences pour les entreprises, en particulier pour celles qui ont le plus souffert du confinement. Devenues relativement bon marché, elles pourraient faire l’objet de velléités de rachats.

Retour des pilules empoisonnées?

C’est la raison pour laquelle, avocats, experts en gouvernance et conseillers en matière de votes par procuration, préconisent la mise en place temporaire de mesures défensives, y compris de pilules empoisonnées, afin que les entreprises puissent se protéger contre des tentatives de rachats hostiles, en particulier aux Etats-Unis.

Hormis dans les situations qui justifient des restrictions temporaires,
l'implication des actionnaires devrait rester l'option privilégiée.

Il sera intéressant d’observer les réactions des actionnaires à ces propositions. Si certains peuvent être favorables à l'idée de mesures de protection temporaires, d'autres risquent de s'y opposer fermement, du fait qu’elles limitent les droits des actionnaires, en particulier ceux des actionnaires minoritaires. Une troisième option serait l’analyse au cas par cas.

Cependant, hormis dans les situations qui justifient des restrictions temporaires, l'implication des actionnaires devrait rester l'option privilégiée. En tant qu'investisseur responsable et engagé, notre mission consiste à encourager les entreprises détenues dans nos portefeuilles à s’engager sur la voie d’une croissance durable, raison pour laquelle nous privilégions la participation active.

En premier lieu, elle permet de mieux comprendre les entreprises qui peinent à gérer les crises et nous les engageons à se concentrer sur la santé et la sécurité de leurs employés. Deuxièmement, notre implication nous incite à être toujours plus réceptifs aux réponses des entreprises, ce qui nous permet d’approfondir notre compréhension globale et d’affiner notre vision du long terme. Troisièmement, l’engagement actif se traduit par l’exercice du droit de vote et la participation aux assemblées générales, y compris lorsqu’elles sont virtuelles. Cette approche est conforme aux recommandations récemment formulées dans le cadre des principes de l’investissement responsable (PRI) en réponse à la crise du COVID-19.

Nouveau paradigme

Ces dernières ont d’ailleurs un impact sur le principe de la primauté des actionnaires (principe selon lequel les entreprises devraient uniquement chercher à maximiser leurs bénéfices). Cela dit, avant la pandémie déjà, différentes initiatives visaient à renforcer le rôle des autres parties prenantes (responsabilité climatique des grandes sociétés pétrolières, contestation des optimisations fiscales excessives). Le «nouveau paradigme»1 en est un exemple frappant. Il prône la transparence et l'engagement afin de garantir le traitement équitable de toutes les parties prenantes et il limite l’importance du court terme en luttant contre les activistes concernés uniquement sur des gains à court terme.

Un certain nombre de parties prenantes appellent
les investisseurs à agir pour limiter les impacts négatifs du virus.

La gouvernance exercée par les parties prenantes trouve son fondement dans la gouvernance d'entreprise et elle pose comme principe l'obligation morale de l’entreprise d’allier ses objectifs économiques et sociétaux. Il s’agit en somme de la réorienter vers la création de valeur à long terme. Cette obligation morale est d’ailleurs progressivement devenue une exigence pour certaines certifications (par exemple, le label B-Corp) qui demandent aux entreprises de formuler clairement leur objectif sociétal et de l’inscrire dans leurs codes de conduite officiels2.

La crise du COVID-19 va accélérer cette évolution et déjà les initiatives se multiplient pour répondre aux demandes d’un nombre croissant de parties prenantes. Un certain nombre d’entre elles appellent les investisseurs à agir pour limiter les impacts négatifs du virus. Les investisseurs, en tant qu’actionnaires responsables, pourraient effectivement jouer un rôle dans ce sens.

Responsabilité élargie des entreprises

Le passage de la primauté de l’actionnaire à celle des parties prenantes donnera sans doute lieu à des débats passionnés et à des prises de décision difficiles. Un exemple récent a été celui de l'appel lancé par une entreprise à ses actionnaires pour qu'ils offrent un pourcentage de leur dividende à un fonds de solidarité destiné aux employés de l'entreprise touchés par la pandémie. Le vote sur cette question n’a pas été aussi tranché qu'on pourrait le penser. En effet, le dividende concerné portait sur l’année 2019, donc bien avant que le virus ne se propage à travers le monde. Par ailleurs, comment traiter le cas des instruments de placement collectif? Est-il possible d’évaluer les intentions de vote de tous les actionnaires individuels de ces instruments? Face à ce défi, le but premier d’un fonds de placement ne devrait-il pas être de défendre les droits de ses actionnaires? La réponse à ces questions n'est pas facile à articuler.

Lorsqu'une société gère efficacement sa consommation d'énergie
et de ressources, elle impacte positivement l'environnement et réduit ses coûts.

Quoiqu’il en soit, la responsabilité élargie des entreprises vis-à-vis de la société ne peut plus être niée et les autorités de régulation pourraient s'interroger sur la manière d'atteindre le juste équilibre entre les différentes parties prenantes d'une entreprise et l'influence et les objectifs des actionnaires. Des innovations telles que la révision du code de gouvernance au Royaume-Uni ou la déclaration de la «Business Roundtable» concernant les objectifs d'une entreprise témoignent d’un changement fondamental dans la conception des meilleures pratiques.

Des risques pour la valeur actionnariale?

Si cette transition de la primauté des actionnaires vers celle des parties prenantes aboutit, les entreprises devront donner la priorité à ces dernières, et ce, même aux dépens de la valeur actionnariale, probablement sur le court terme. Il y a en effet de fortes chances pour que l’affaiblissement de la position des actionnaires accroisse la pertinence des critères ESG pour les entreprises comme pour les investisseurs. Or l'intégration des critères ESG est basée sur un concept de valeur partagée qui profite à tous, autrement dit aux parties prenantes, comme aux et actionnaires. Ainsi, lorsqu'une société gère efficacement sa consommation d'énergie et de ressources, elle impacte positivement l'environnement et réduit ses coûts. Il s’agit tout simplement d’une question de bon sens.

La crise du COVID-19 aura des conséquences importantes sur la gouvernance et l'activisme. La pandémie pourrait remettre en question l’opposition apparente entre création de valeur à long terme et pressions du court terme que Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre décrit comme «la tragédie des horizons». L’intégration des critères ESG pourrait donner le coup d’envoi d’une croissance durable et amorcer un cercle vertueux composé d’horizons d'investissement plus longs et de pratiques plus durables.

 

1 Harvard Law School, Forum sur la gouvernance d'entreprise et la réglementation financière - février 2019
2 Cette exigence peut varier d'un pays à l'autre.

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