Emploi américain: à quelles données se fier?

Levi-Sergio Mutemba

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Annonces de licenciement, arrêts maladies, taux de participation sont également à prendre en compte.

© Keystone

Les marchés seraient-ils obnubilés par les statistiques de l’emploi américain? Comme l’a récemment suggéré David Kelly, économiste en chef de JP Morgan Asset Management (JP Morgan AM)? Celui-ci note, par exemple, que les investisseurs se focaliseraient sur l’enquête du «Current Employment Statistics» (CES). Qui mesure l’emploi, les heures de travail et les rémunérations du secteur non agricole. Et négligeraient le «Current Population Survey» (CPS), publié dans le même document que le CES. L’important est que cette dernière ne comptabilise qu’une seule fois les personnes ayant plus d’un emploi, contrairement au CES.

«Or l’enquête CPS, qui se trouve être plus volatile, enregistre pour le mois de novembre un deuxième mois consécutif de baisse, soit une perte de 138.000 emplois», observe David Kelly dans un récent podcast. De sorte que, au lieu de rapidement surchauffer, le marché du travail serait lentement en train de refroidir. L’économiste américain remarque également que les annonces de licenciement du cabinet de recrutement Challenger, Gray & Christmas ont atteint au mois de novembre leur niveau le plus élevé depuis janvier 2021. Que la hausse (annuelle) des salaires est à la traîne par rapport à l’inflation globale.

«Certaines soft data semblent également indiquer que le marché de l’emploi ralentit.»

David Kelly insiste aussi sur le fait que la multiplication des arrêts maladies, notamment due aux symptômes de Covid de longue durée, aurait suffisamment réduit la durée du temps de travail pour expliquer la hausse mécanique des salaires. Quant au taux de participation des Américains en âge de travailler, le facteur démographique serait à l’œuvre. Entre novembre 2019 et novembre 2022, le nombre de personnes âgés de 18 à 64 ans aux États-Unis n’a augmenté que de 0,2%. Tandis que le nombre des individus âgés de 65 ans et plus a lui augmenté de 7,2%. Ces derniers seraient moins susceptibles de retourner sur le marché du travail, ce qui contribuerait pour une large part au déclin du taux de participation.

«Il est tout-à-fait légitime de mettre en avant la dichotomie entre les deux statistiques de l’emploi, la première étant certainement gonflée par les doubles embauches», reconnaît Charles-Henry Monchau, Directeur des Investissements (CIO) à la Banque Syz, à Genève. «Certaines soft data semblent également indiquer que le marché de l’emploi ralentit», renchérit le CIO, contacté par Allnews. En revanche, celui-ci émet des réserves quant à l’argument reposant sur le taux de participation.

«Premièrement, le taux de participation au marché du travail ne progresse pas autant que souhaité, engendrant des pressions à la hausse sur les salaires et, donc, sur l’inflation», souligne-t-il. «Ensuite, la différence entre le nombre d’offres d’emploi et de demandeurs reste trop élevée, ce qui pèse également à la hausse sur les salaires, insiste Charles-Henry Monchau.

Pour qui une nette péjoration du marché de l’emploi est «un mal nécessaire» pour que l’inflation finisse par baisser de manière significative. Il relativise également l’argument lié aux annonces de licenciement. «N’oublions pas que de très nombreuses entreprises ont été créées en 2021 et qu’il faudra donc un peu de temps pour que les licenciements se matérialisent», poursuit le CIO de la Banque Syz.

«En septembre, période de rentrée scolaire, le secteur de l’éducation a permis de gonfler la statistique.»

Du point de vue du CIO de la Banque Lombard Odier, Stéphane Monier, la Fed pourrait se montrer moins restrictive dès les premiers mois de l’année 2023, même s’il estime que le marché du travail américain pose des risques significatifs pour la politique monétaire. «Nous pensons en effet que la Fed s’approche de cette pause dans son cycle de resserrement monétaire, qu’elle atteindra probablement au premier trimestre 2023», explique Stéphane Monier. «Il convient cependant de mettre cette étude CES dans un contexte plus global, à savoir celui d’un marché de l’emploi qui affiche une multitude de signes de surchauffe», signale-t-il. «La mission de la Fed est loin d’être achevée. Nous prévoyons un taux terminal de 5%, avec des risques orientés à la hausse», conclut le CIO de la Banque Lombard Odier.

S’agissant des annonces de licenciement du secteur privé, Eric Vanraes, responsable des placements obligataires à la Banque Sturdza, souligne que toute détérioration future du marché du travail viendra essentiellement du secteur privé. «Les premiers licenciements sont les prémices d’une récession plus brutale que ce que les marchés attendent», nous confie l’expert. «C’est donc un indicateur à suivre de très près, car si le trend se confirme, on pourra définitivement écarter le scénario d’un atterrissage en douceur ou d’une récession légère», prévient Eric Vanraes, que nous avons également contacté.

Il ajoute que les bons chiffres de créations d’emplois, tous secteurs confondus, ont récemment bénéficié de circonstances favorables. «Par exemple, en septembre, période de rentrée scolaire, le secteur de l’éducation a permis de gonfler la statistique. En octobre, les ajustements statistiques ont également biaisé notre vision du marché de l’emploi, puisque 244.000 postes ont été ajoutés grâce aux corrections de variations saisonnières et 92.000 de plus grâce au fameux ajustement du rapport naissance-décès», précise l’expert obligataire.

Eric Vanraes se montre en revanche plus circonspect en ce qui concerne l’argument selon lequel la progression des salaires serait à la traîne par rapport à l’emploi, observant que l’indice Core PCE Deflator privilégié par la Fed s’élève désormais à 5%. «Par conséquent, hors alimentation et énergie, les hausses des salaires sont désormais supérieures à l’inflation», explique Eric Vanraes. «Ce Core PCE Deflator est vraiment intéressant. Dans un autre registre, c’est ce qui me permet de craindre que la Fed risque d’en faire trop. Les fed funds sont déjà à 4%. Je rajoute 1% pour estimer la contribution du Quantitative Tightening. Nous sommes donc à 5% et les Fed funds en taux réels sont désormais à zéro», calcule le gestionnaire de portefeuille de la Banque Eric Sturdza.

«Les niveaux de licenciements actuellement observés sont 20% inférieurs au niveau de 2019»

«Il faut relativiser les récentes annonces de licenciements chez les géants du secteur technologique», explique pour sa part Arthur Jurus, Stratégiste Senior chez ODDO BHF. Qui observe que les licenciements n’ont jamais été aussi bas depuis 10 ans. «Rapportés à l’emploi total, ceux-ci sont de seulement 1%, contre plus de 1,4% au cours des deux dernières décennies», note Arthur Jurus. Qui précise que les niveaux de licenciements actuellement observés sont 20% inférieurs au niveau de 2019.

«Ces proportions atteignent même 40% dans l’hôtellerie, la restauration, ainsi que la construction et 30% dans le commerce de détail!», insiste-t-il. Conclusion: les difficultés de recrutement persistent. «Selon la Fed, il y a 3,5 millions de main d’œuvre manquantes aux États-Unis. Plus de la moitié du manque sont expliqués par des départs anticipés à la retraite. La crainte est désormais de manquer de main d’œuvre quand la conjoncture s’améliorera», estime Arthur Jurus.

Enfin, pour le stratégiste d’ODDO BHF, l’argument du «Covid long» peut contribuer à accentuer ces déséquilibres, notamment dans les secteurs inéligibles au télétravail. C’est-à-dire ceux les plus marqués par les tensions les plus fortes en termes d’insuffisance de main d’œuvre. «Mais il faut comprendre que le déséquilibre offre-demande sur le marché du travail est structurellement important. Le Covid a seulement accentué cette tendance», relativise Arthur Jurus.

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