La saga de Credit Suisse nous montre que c'est bien à la BNS et non à la Finma d'assurer la stabilité financière.
Peut-on éviter la prochaine crise financière? J'avais choisi ce titre pour un TEDx à Genève en 20191. La veille de l'évènement, ses organisateurs l'avaient changé en «Comment éviter la prochaine crise financière?». A ma question de savoir si ce nouveau titre n'était pas un brin prétentieux, ils m'avaient rétorqué que non, c'était juste... ambitieux («challenging»). Depuis cette date, je m'efforce de relever ce défi d'autant plus passionnant qu'il semble relever de la mission impossible.
La stabilité financière devrait-elle être intégrée explicitement dans les mandats des banques centrales? Elle est souvent mentionnée dans leur mission mais... on comprend vite que la dite stabilité ne constitue pas l'objectif principal des banques centrales, qui préfèrent se focaliser sur l'inflation.
Le site de la BNS nous renseigne bien «qu'une des tâches de la BNS consiste à contribuer à la stabilité du système financier.» Mais entre «contribuer» et «assurer», il n'y a un pas que notre institut monétaire franchit allègrement lorsqu'elle affirme, à l'article 5 de la loi sur la Banque Nationale: «Elle [la Banque nationale] assure la stabilité́ des prix. Ce faisant, elle tient compte de l’évolution de la conjoncture.»
Ce faisant...: quelle sublime tournure sémantique, lourde de sens! Ces deux mots révèlent le penchant monétariste de notre banque centrale dans la plus pure logique de prix Nobel d'économie Milton Friedman. Pour lui, le métier de banquier central se doit d'être ennuyeux: il s'agit tout bonnement de caler la croissance de la masse monétaire sur l'évolution du produit intérieur brut nominal pour assurer que le taux d’inflation atteigne son objectif de 2% et … s’y installe. Avec cette politique, la banque centrale assure donc la stabilité des prix et, ce faisant, établit des conditions cadres propices à une croissance économique soutenue. La stabilité des prix se doit de doper la confiance des entreprises, qui n'hésitent plus dès lors à multiplier les embauches .Tuer l’inflation pour assurer des emplois: telle était la doctrine de Milton Friedman et des monétaristes qu’il a inspiré dans les années 1950.
Aujourd’hui, nous savons que la lutte contre l’inflation peut se faire sur le dos de la croissance. Sacrifier cette dernière pour terrasser la première: tant la banque centrale américaine que européenne ont en fait leur credo depuis que la flambée des prix s’est accélérée avec la guerre en Ukraine.
Pour ma part, j’estime que les banques centrales ne devraient pas avoir un seul objectif mais … trois:
- Assurer une croissance économique soutenue ou, du moins, éviter les récessions
- Maintenir le taux d’inflation autour de son objectif de 2%
- Garantir une stabilité financière marquée
L’objectif de stabilité financière ne peut être laissé à une autorité de surveillance des banques, comme la Finma. L’exemple de Credit Suisse nous a montré dans la douleur d’une banque peut être acculée à la faillite alors qu’elle remplit les critères de solidité financière édictés par le régulateur. La stabilité financière est un objectif macroéconomique, au même titre que la croissance et l’inflation.
Pendant la décennie qui a suivi la crise de 2008 ces trois objectifs n’étaient pas contradictoires. Les banques centrales ont mené une politique monétaire ultra-expansive, et se sont montrées elles-mêmes surprises que ce laxisme n’ait pas des répercussions inflationnistes. En réduisant les taux d’intérêt directeurs jusqu’à leur plancher – voir en-dessous – et en procédant à des achats d’actifs financiers pour injecter de la monnaie dans l’économie, les banques centrales ont largement contribué à assurer une croissance économique marquée, une stabilité prospère du secteur financier, sans en payer le prix d’une inflation supérieure à son objectif.
Mais cette stabilité n’était qu’apparente et ces politiques ultra-accommodantes ont fini par provoquer une inflation à retard. Cette inflation-là, c’est comme la bouteille de ketchup en verre que l’on secoue désespérément sur son assiette. Inattendu, l’épilogue est souvent brutal.
Aujourd’hui le triple objectif s’est transformé en impossible trileme: les 3 objectifs susmentionnés sont devenus contradictoires et mutuellement exclusifs. Les banques centrales doivent faire leur choix entre lutter contre l’inflation et soutenir la croissance. Elles doivent aussi et surtout se rendre à l’évidence que si elles cherchent à augmenter la stabilité du secteur financier – par des exigences de fonds propres accrues dans le secteur bancaire –, l’opération se fera au détriment de la croissance, avec un risque de récession marqué.
Alors, comment éviter – autant que faire se peut – la prochaine crise financière? Il s’agit tout d’abord de partir d’un constat: l’inflation n’est pas visible uniquement dans le panier du ménage. Elle se cache également dans le prix des actifs financiers.
Si l’on veut éviter la prochaine crise financière, il faut agir de manière préventive, avant que des bulles spéculatives n’éclatent et provoquent de graves récessions. Pour ce faire, il faut inclure le prix des actifs financiers dans le panier du ménage.
J’ai fait l’exercice et construit un indice d’inflation «globale» avec 2/3 des prix des biens et services du panier du ménage aux Etats-Unis et 1/3 du prix des actifs financiers. Pour ce dernier, le prix de l’immobilier est une excellente mesure des bulles spéculatives qui sévissent sur les marchés financiers. En se fixant une limite à 4% par an pour ce nouvel indice d’inflation (la courbe en rouge sur le graphique), la Banque centrale américaine aurait dorénavant des signaux avant-coureurs des crises financières tel que le krach financier de 1987, la bulle sur les valeurs technologiques en 2000, la crise des subprimes en 2007, ou encore la débâcle financière quasi-générale de 2022. La Banque centrale pourrait dès lors intervenir avant que les excès financiers ne deviennent trop importants, comme en témoignent les variations annuelles de l’indice boursier S&P500 (barres en oranges sur l’échelle de droite).
Quel message nous donne aujourd’hui cette mesure de l’inflation globale? Depuis 2020, elle dépasse allègrement le seuil critique de 4%, alimentée tant par les prix à la consommation que ceux de l’immobilier. Le resserrement de la politique monétaire américaine était donc de rigueur. Le net reflux de l’inflation globale auquel nous assistons actuellement nous indique que la Fed se doit dorénavant de desserrer son étau monétaire.
Assurément, si l’on veut éviter la prochaine crise financière, il faut que les Banques centrales agissent de manière préventive et non réactive. Un objectif d’inflation élargi aux prix des actifs financiers permettrait aux banques centrales d’atteindre leur triple objectif avant qu’il ne se transforme en trilemme.