Action climatique en Russie: des vents porteurs?

Karine Hirn, East Capital

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La Russie a ratifié l'Accord de Paris. Cette évolution est avant tout générée par les entreprises soumises à la pression des investisseurs.

Le 23 septembre, dans un geste largement passé inaperçu alors que le Sommet sur le Climat des Nations Unies s'ouvrait à New York, la Russie a officiellement ratifié l'Accord de Paris. Bien que les objectifs ne soient pas ambitieux, cela signale une attention croissante aux questions de changement climatique à l'intérieur du pays. Cependant, nous constatons que cette évolution est avant tout générée par les entreprises dans lesquelles nous investissons (plus que par le gouvernement), et en partie car ces entreprises sont soumises à la pression des investisseurs, y compris East Capital.  

Un palmarès plutôt négatif

L'importance de la question est incontestable: la Russie, deuxième producteur mondial de pétrole et de gaz, a émis 1,8 Gt de CO2 d’origine fossile en 2018, soit 4,6% des émissions mondiales, ce qui la place au quatrième rang mondial, derrière la Chine, les États-Unis et l'Inde. Par habitant, les émissions étaient 79% plus élevées que celles de l'UE et  53% que celles de la Chine, et demeuraient 25% inférieures à celles des États-Unis. Alors que les responsables russes aiment à citer que les émissions totales de gaz à effet de serre ont chuté d'environ 32% depuis le pic de 1990, cela est en grande partie le résultat de la chute économique de la Russie suite à l'effondrement de l'URSS et pas celui d’un effort concerté au sein du pays. Ainsi, les objectifs de réduction, qui voient les émissions diminuer de 25 à 30% par rapport à la ligne de base de 1990, sont classés comme «gravement insuffisants» par Climate Action Tracker car ils permettent en fait une augmentation des émissions par rapport aux niveaux actuels.  

Les législateurs ont entamé une réflexion sur la question
qui a abouti à un projet de loi, la «Loi fédérale sur les émissions».
Sur le terrain: perspectives et action

La Russie fait partie des pays qui se réchauffent plus de deux fois plus vite que la moyenne mondiale. A Moscou, où nous avons un bureau depuis 15 ans, nous observons une augmentation de l'intérêt général pour les questions environnementales, mais – soulignons-le – à partir d'une base de comparaison très faible. La récurrence de conditions météorologiques extrêmes, les sécheresses qui assèchent les rivières, les incendies en Sibérie, l'inquiétude suscitée par la fonte du permafrost, ainsi que la question très controversée de la gestion des déchets sensibilisent le public. De plus, soumis à la pression de la part des grands partenaires commerciaux (principalement européens) de la Russie, les législateurs ont entamé une réflexion sur la question qui a abouti à un projet de loi, la «Loi fédérale sur les émissions». Cette loi permettrait d'introduire la publication de rapports obligatoires sur les émissions de CO2, avec des audits pour les grands émetteurs, et s’accompagnerait de l'introduction de quotas carbone (y compris des règles de trading et des sanctions en cas de dépassement) et d'objectifs carbone sur cinq ans. Le projet serait soutenu par un «Plan national sur le changement climatique» qui fixerait des objectifs légaux pour la réduction des émissions de CO2.

Bien que nous nous félicitions de ces développements, le calendrier et l'impact précis sont difficiles à déterminer, en tous cas tant que ces lois demeurent sous forme de projet. Nous sommes davantage optimistes quant à la portée des mesures prises, et à venir, par les grandes sociétés cotées en bourse en matière de réduction de leurs émissions. Sur la base des émissions gaz à effet de serre de portée 3 (à savoir, toutes les émissions indirectes qui se produisent dans la chaîne de valeur d'une entreprise, donc par exemple la consommation des carburants de ces entreprises), le «2017 Carbon Majors Report» de CDP a souligné que 4 des 50 plus grands émetteurs au monde sont des entreprises russes. Ces sociétés sont cotées en bourse, à Londres ou à Moscou. Nous sommes persuadés que l'engagement est le meilleur, et en fait le seul et unique moyen de faire pression sur ces entreprises pour qu'elles réduisent leurs émissions.

Coopération pour mettre la pression

Cependant, même si East Capital est l'un des plus gros investisseurs en Russie, il est plus efficace d’agir en concert, et nous nous sommes associés à Climate Action 100, une initiative d'investisseurs de premier plan établie pour inciter les sociétés les plus émettrices de gaz à effet de serre de la planère à agir en faveur du respect de l’accord de Paris. Climate Action 100+ mobilise 370 signataires, représentant 35 mille milliards de dollars d'actifs. Nous dialoguons officiellement avec deux sociétés russes du secteur énergétique, et soutenons en parallèle d'autres engagements, mettant en œuvre notre réseau de contacts et plus de 20 ans d'expérience d'engagements constructifs en Russie.  

Il existe des outils à la disposition du gouvernement pour stimuler
la modernisation et l'investissement dans les énergies renouvelables.
Différences sectorielles

En général, les entreprises russes du secteur pétrole et gaz russes ne sont qu’au tout début de leur processus de gouvernance climatique – une grande compagnie pétrolière nous a dit récemment qu'elle n’envisageait pas de présenter une stratégie climatique avant 2021. Par conséquent, notre objectif est de mettre en évidence ce que nous considérons comme des pratiques exemplaires au niveau mondial en matière de gouvernance et de communication, et de rappeler constamment dans notre dialogue avec les équipes de direction de ces entreprises à quel point ces questions sont importantes. En cours de route, nous faisons des découvertes intéressantes – par exemple, l’équipe de direction de Gazprom dispose d'un indicateur de performance basé sur la réduction des émissions et qui a un impact sur leur rémunération, ce qui est une rareté dans le secteur mondial de l'énergie. Nous sommes également encouragés par ce qui pourraient être des objectifs facilement atteignables: à titre d'exemple, le ministère russe de l'Ecologie a estimé en 2016 que 27% des émissions totales de gaz à effet de serre (y compris le méthane) provenaient de fuites et d'évaporations de pétrole et de gaz!  

L'évolution des sociétés métallurgiques et minières de nos portefeuilles est plus avancée. Par exemple, la société d'aluminium Rusal a récemment lancé une facilité de pré-financement export dont les marges étaient liées à des indicateurs de performance connectés à l’impact environnemental et au développement durable. Rusal applique un prix du carbone de 20 USD/tonne pour ses décisions d'investissement. Bien que le prix soit à l'extrémité la plus basse sur l'échelle internationale des prix du carbone, une telle approche est très raisonnable d'un point de vue commercial étant donné la nature à long terme de leurs projets. À la mi-septembre, nous avons également eu une réunion constructive à Moscou avec le président et vice-président de Norilsk Nickel, le premier producteur mondial de palladium et de nickel, sur le thème du changement climatique. À titre d'exemple encourageant, l'ancien directeur de la politique de conservation au WWF Russie a été récemment élu à leur conseil d'administration, ce qui aurait été inconcevable il y a quelques années. 

Le secteur des services aux collectivités (le secteur le plus important en termes d'émissions) comporte moins de sociétés cotées et notre engagement est donc plus limité. Il existe cependant des outils à la disposition du gouvernement pour stimuler la modernisation et l'investissement dans les énergies renouvelables, qui contribueraient à réduire les émissions – la dernière série de modernisation au cours de 10 dernières années a réduit les émissions de 20 à 30% dans les plus grandes entreprises du secteur. Nous notons également que si le carbone était au niveau de prix actuel de l'UE (environ 25 USD/tonne), une seule des quatre plus grandes sociétés non-hydroélectriques générerait un EBITDA positif (dans l’hypothèse de non-transmission aux consommateurs). Un signal clair pour le secteur en général quant à l’urgence et l’ampleur de la tâche!  

Engagement constructif sur le long-terme

En conclusion, la Russie a encore un long chemin à parcourir sur les questions liées au changement climatique. Cependant, étant donné que de nombreuses sociétés russes de matières premières sont parmi les plus grands producteurs et émetteurs au monde, l'impact marginal de toute réduction peut être significatif. Nous poursuivrons donc notre approche d'engagement constructif, en utilisant chaque opportunité de dialogue pour rappeler aux équipes dirigeantes que la question du changement climatique ne passera pas en coup de vent. La gouvernance climatique est une question sur le long terme et notre présence et notre détermination, en tant qu'investisseur de taille en Russie, sont un argument puissant à faire valoir lors d'un engagement sur l’action climatique avec les entreprises.

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