«Pas seulement à Noël» – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Le récit de Heinrich Böll, qui remonte à 70 ans environ, nous rappelle une fois de plus que la conviction, le cœur et une attitude authentique comptent plus que les apparences et les rituels dépouillés de leur message initial.

Dans cette dernière lettre hebdomadaire de 2020, je résume la nouvelle littéraire peut-être la plus belle qui soit en allemand. Il s’agit d’un texte éclairant, et pas seulement à Noël, au cœur de la sombre période d’hiver!    

Revenons à l’époque des débuts de la République de Bonn: Heinrich Böll (1917 - 1985), originaire de Cologne, a écrit en 1952 la nouvelle «Nicht nur zur Weihnachtszeit» (Pas seulement à Noël)1, une fresque aussi originale que divertissante du retour aux traditions dans la société ouest-allemande après la Seconde Guerre mondiale. Böll est, si je puis dire, mon auteur germanophone préféré. Je ne me lasserai jamais de lire et de recommander n’importe lequel de ses ouvrages. Son attitude humaniste inconditionnelle, sa grande sensibilité et son langage expressif font de lui une personnalité emblématique pour beaucoup. Néanmoins, de confession catholique, Böll avait avant tout un esprit politique dérangeant, très critique envers la jeune République fédérale d’Allemagne d’après-guerre, mais aussi envers sa propre église. Il écrivait sans relâche - essais, nouvelles, contes, pièces radiophoniques, feuilletons et romans. Il ne craignait pas le débat public, comme il le démontre avec ce conte de Noël, qui est en réalité une satire délicieusement exagérée et peut-être l’une des plus brillantes histoires rédigées par ce lauréat du prix Nobel de littérature en 1972.

Ce récit à la première personne se déroule en 1947 et relate la «déchéance» croissante d’une famille allemande de classe moyenne, dont le point de départ est Noël. Le plus important pour la protagoniste, tante Milla, c’est le fait que la famille puisse à nouveau décorer son sapin de Noël après cette période de guerre, un rituel auquel elle a dû renoncer à son grand regret pendant longtemps. «Depuis toujours, ma tante Milla était connue dans toute la famille pour son attrait pour la décoration du sapin de Noël, une passion inoffensive, comme une faiblesse qui est très répandue dans notre patrie». Parmi les décorations particulières figurent douze nains mécaniques qui, lorsqu’ils sont chauffés par des bougies, émettent des «tintements en un concert fin et délicat», ainsi qu’un «ange en argent habillé de rouge» qui, grâce à un mécanisme spécial, chuchote «paix, paix, paix» encore et encore à la famille réunie pour célébrer la fête. Bien entendu, le sapin est également «couvert de chocolats, de biscuits, de cheveux d’ange, de figures en massepain et […] de clinquants». Mais lorsqu’il faut s’en débarrasser, tante Milla se met à hurler sans interruption. Même les médecins et les psychiatres appelés de toute urgence ne parviennent pas à la calmer, jusqu’à ce que «l’oncle Franz, cet homme au grand cœur», un prospère négociant d’agrumes qui avait réussi, après la guerre, à «apporter à la population les bienfaits des vitamines et ainsi acquérir une fortune considérable», ait l’idée salvatrice de dresser un nouveau sapin. 

Toutefois, même avec cette «thérapie du sapin», la famille n’est pas au bout de ses peines, car tante Milla en demande toujours plus. Chaque soir, elle veut désormais célébrer Noël avec le curé et la famille. Au nom de la paix, celle-ci accepte de se plier à ses exigences. Dès lors, elle allume les bougies et chante «Douce nuit» tous les soirs. Mais plus la mise en scène quotidienne de Noël se prolonge, plus la «pieuse supercherie» se transforme en supplice impitoyable. En été, le chocolat fondu dégouline des branches et les membres de la famille transpirent à grosses gouttes dans leurs redingotes noires (qui dissimulent les shorts portés en dessous!) et leurs robes de fête d’hiver. Fin juin, le curé se défile et un chapelain local doit le remplacer. Mais ce dernier est pris d’un fou rire dès sa première prestation, de sorte que celle-ci reste également sa dernière. On fait ensuite appel à un prélat à la retraite, qui joue son rôle à la perfection de bout en bout. 

La déchéance de la famille ne fait que s’accroître. Exposer plus longtemps les enfants à ce spectacle épuisant aurait été «irresponsable». Un jour, ils sont donc remplacés par des poupées de cire. Cette décision est qualifiée d’«idée abominable» par le narrateur, car elle perpétue le rituel quotidien dénué de sens qui agace tout le monde. Progressivement, les membres de la famille sont représentés par des comédiens amateurs au chômage. C’est ainsi que l’oncle Franz fait venir chaque soir «un petit ensemble» d’acteurs. La cousine Lucie, «jusque-là une femme normale», fait une crise d’hystérie, sous l’effet du «traumatisme lié au spéculoos». Son mari Charles étudie la possibilité d’émigrer en Afrique, dans un pays où ne pousse aucun sapin, où le chant des cantiques de Noël est interdit et où les spéculoos sont inconnus. Le cousin Jean, un avocat renommé, démissionne de sa chorale, car il ne peut plus «participer à l’essor du chant allemand», il se détourne du catholicisme pour devenir communiste. Le neveu Franz, boxeur professionnel et réservé, qui avait d’emblée mis en garde contre les dérives de ce rituel sans être écouté, entre dans un monastère en tant que frère convers. Finalement, même l’oncle Franz, «homme honnête» et chrétien exemplaire, fait un écart de conduite avec une maîtresse «malgré son grand âge», ce qui le rend plus fatigué qu’heureux de vivre. 

Les deux seules personnes qui surmontent la «pieuse supercherie» en toute insouciance et sans dommage, du moins en apparence, sont la grincheuse tante Milla et l’ecclésiastique à la retraite. Ils continuent à célébrer Noël tous les jours en observant la même routine, avec le groupe de comédiens engagés par l’oncle Franz.

Lors de sa publication, la nouvelle de Böll a soulevé une vive polémique. Comme l’Allemagne était en pleine reconstruction, une telle satire de l’époque n’était pas la bienvenue. Un prêtre s’est même déclaré «très offensé» dans une lettre adressée à l’écrivain et publiée par le service de presse protestant. Böll en personne lui a répondu plus tard: «Bien entendu, ce n’est pas le cas clinique de «tante Milla» qui m’intéressait, et je n’avais nullement l’intention de dénigrer le message chrétien de Noël, bien au contraire: je voulais attirer l’attention sur le révoltant commerce qui entoure cette fête, qui heurte les sentiments humains et qui sert uniquement des intérêts mercantiles. [...] Figurez-vous, cher Monsieur l’Abbé, un Avent sans publicité! Quelle paix régnerait alors dans les rues de nos villes.» Imaginez l’émission critique sur la consommation «À Bon Entendeur», version 1952!

Quelle que soit notre opinion sur ce genre de texte, le récit de Böll, qui remonte à 70 ans environ, nous rappelle une fois de plus que la conviction, le cœur et une attitude authentique comptent plus que les apparences et les rituels dépouillés de leur message initial. C’est dans cet esprit que nous vous souhaitons de joyeuses fêtes et vous adressons nos meilleurs vœux pour 2021.

P.-S.: La prochaine lettre d’information hebdomadaire vous sera envoyée le 8 janvier 2021.

 

1 Heinrich Böll, «Nicht nur zur Weihnachtszeit», Erzählungen, dtv Taschenbuch, numéro ISBN: 978-3-423-11591-9. Traduction libre de Georges Glaentzlin - septembre 2013, sous les liens suivants:1re partie no_l11.pdf (sourcenouvelle.fr) et 2e partie no__l11suite.pdf (sourcenouvelle.fr)

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