Il est souvent intéressant de confronter les stratégistes à leurs opinions de début d’année avant de les laisser présenter leur scénario à court et moyen terme. John J. Hardy, responsable mondial de la stratégie macroéconomique chez Saxo Bank, est responsable des célèbres «prédictions choc» de Saxo Bank. Pour 2025, il écrivait que Trump ferait exploser le dollar et que la Chine lancerait un plan de relance de 50’000 milliards de yuans. John J. Hardy répond aux questions d’Allnews:
Vous publiez chaque année vos «prédictions choc» qui sortent du consensus. Compte tenu des difficultés économiques des Etats-Unis, est-ce que l’idée selon laquelle la politique de Donald Trump fonctionne bien pourrait figurer sur la liste?
Nos «prédictions choc» ne sont pas des prévisions mais des idées provocantes susceptibles de créer un débat. Elles se fondent toutefois sur des arguments solides. Nous avons écrit que Donald Trump détruirait le dollar pour de nombreuses raisons. Le terme de destruction est sans doute un peu fort, mais les signes se multiplient qui appuient cette réflexion. Le dollar devrait continuer de s’affaiblir.
En imposant des droits de douane au reste du monde, les interactions et les échanges se modifient. En imposant une politique basée sur les transactions, en érigeant des obstacles aux échanges et en imposant une idéologie, beaucoup de gens préfèrent d’autres endroits plus stables et plus fiables que les Etats-Unis pour investir. Les investisseurs européens devraient davantage investir dans leur économie domestique qu’aux Etats-Unis. A mon avis, l’économie américaine devrait ralentir et la Fed baisser davantage ses taux d’intérêt.
Les marchés d’actions se sont bien repris. L’optimisme est de retour. Est-il excessif?
Le marché a pris peur. Il a été surpris lorsqu’il a compris que Donald Trump mettrait effectivement en oeuvre une politique commerciale très agressive. Mais, comme souvent dans son cas, il a corrigé ses annonces et introduit des pauses aux droits de douane. Il en est résulté une nette reprise des cours. Finalement, les droits de douane ne seront peut-être pas aussi élevés qu’on le pensait.
«Les investisseurs européens devraient davantage investir dans leur économie domestique qu’aux Etats-Unis».
Les petits investisseurs ont largement participé à la reprise des actions. Je m’interroge sur la qualité de ce rallye, surtout dans l’attente d’une récession. Mais je considère surtout que les achats se fondaient sur l’idée que les investisseurs n’avaient pas d’alternative aux actions et que le marché obligataire américaine n’était pas l’endroit où il fallait investir.
On observe un combat entre Donald Trump et les marchés financiers. Qui en sortira vainqueur?
Il existe une forme de communication intéressante entre le marché et Donald Trump. Quand les marchés se portent bien, Donald Trump se sent enhardi et il prend une décision dramatique à l’image de celle du début d’avril. Les marchés ont plongé, Donald Trump est revenu sur ses décisions. Il est crucial pour lui de gérer son image. Cette stratégie qui consiste à prendre une décision extrême puis à faire un pas en arrière a provoqué l’émergence d’un néologisme en finance, le «TACO Trade» (Trump Always Chickens Out). Lorsqu’un journaliste lui a demandé son opinion sur cette expression, Donald Trump a paru contrarié et je pense que cela l’a incité à augmenter à 50% les droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Personne ne connaît le résultat des négociations, mais les marchés financiers sont un peu trop optimistes et trop complaisants sur les termes définitifs des négociations commerciales.
Si les marchés sont «un peu trop optimistes», sont-il trop chers de 20%?
Cela dépend naturellement de la direction que prendra l’économie américaine. Si elle entrait en récession, comme je l’attends, nous assisterions à un marché baissier. Cela dépendra aussi de la réponse qui lui sera donnée, à travers des baisses de taux d’intérêt ou un stimulus budgétaire. Je n’ai pas d’objectif pour l’indice, mais je recommande la prudence sur le marché américain, notamment par rapport aux autres marchés d’actions. La bourse américaine est très concentrée sur une poignée de titres, notamment sur les «mag 7». La valorisation relative des actions américaines est également très élevée par rapport aux autres places. Et en tant qu’investisseur, je suis obligé d’intégrer le risque d’une baisse du dollar sur la performance. Si l’indice américain stagne, l’investisseur peut perdre 5 à 10% à la suite du billet vert.
Donald Trump sera au pouvoir encore 44 mois. Est-ce qu’à la fin de son mandat l’indice des actions américaines sera plus haut qu’aujourd’hui?
En termes nominaux, il est difficile d’imaginer une baisse des cours à cette échéance. Différents scénarios sont possibles. Avec le budget actuel, le «Big and Beautiful Bill», est accepté en l’état, on risque de présenter une longue série d’énormes déficits budgétaires. Cela signifie que le Trésor devra agir pour stabiliser les rendements des bons du Trésor. On forcera aussi l’économie à poursuivre sa croissance. L’économie américaine ne peut donc pas diminuer en termes nominaux. Donc le marché des actions non plus. Le rendement pourrait toutefois être modeste, notamment par rapport aux dernières années, mais il m’est difficile d’imaginer de grandes difficultés pour le marché des actions à moyen terme. J’accorderais une probabilité de 80% à ce scénario. Mais d’autres scénarios sont possibles, par exemple si le projet de loi sur les impôts et les dépenses n’est pas signé et si cela entraîne un ralentissement budgétaire plus important que prévu, et si le plafond de la dette américaine n'est relevé que marginalement, ce qui augmenterait le risque de dysfonctionnement politique et de nouveau ralentissement budgétaire à l'avenir.
La thèse du découplage de l’Europe est assez consensuelle. Mais à quel point les actions européennes peuvent-elle résister à une correction américaine?
Les actions européennes rencontreraient aussi des difficultés, mais le point de départ des actions européennes est plus favorable, en termes de valorisation et en termes de potentiel de réallocation géographique des actifs d’un portefeuille.
L’Allemagne, la principale économie du continent, a annoncé un très vaste plan de relance. La question est celle de l’agenda des mesures. Le gouvernement allemand promet 46 milliards d’euros d’allégements fiscaux pour les entreprises. Le montant paraît généreux, mais les détails du plan limitent mon optimisme. L’Allemagne est très prudente et avance très lentement. En comparaison, le premier plan de baisse d’impôts de Donald Trump, en 2017, portait sur 1,5 trillion de dollars avec une baisse du taux d’imposition des entreprises de 35 à 21%. L’impact a été massif. L’Allemagne ne commencera qu’en 2028 et agira progressivement de 30 à 25%. Si l’Allemagne veut envoyer un message, elle doit commencer immédiatement. Je crains que cette relance soit lente et bureaucratique si bien que son impact soit plus faible que prévu. Selon les développements, par exemple sur les droits de douane, des modifications sont toutefois possibles.
Cela dit, je me réjouis de voir l’Allemagne en finir avec son frein à l'endettement et dépenser 500 milliards de dollars pour ses infrastructures et pour la défense.
Le reste de l’Europe peut également suivre cette direction. La France souffre toutefois de son endettement. Cependant, la direction de l’Europe reste plus favorable que celle des Etats-Unis.
Quels actifs sont bon marché?
Plutôt que d’analyser uniquement la valorisation, je regarderais la direction prise par les investissements. Le marché suisse est fortement axé sur la pharma et Nestlé. Pour profiter de la hausse des dépenses d’infrastructures et de défense, je me concentrerais un peu plus sur les valeurs industrielles.
Etes-vous convaincu par la volonté et la capacité de la Chine à stimuler son économie?
Je ne suis guère convaincu. La Chine n’a jamais mis en oeuvre un vaste plan de relance de sa consommation. Elle doit encore digérer la crise de l’immobilier et elle a trop investi en infrastructures si bien qu’elle souffre d’un problème de dette et cherche à la financer avec une hausse des exportations. Si nous craignons pour l’inflation ici, la Chine doit sortir de sa déflation.
L’augmentation des exportations chinoises est problématique non seulement aux yeux des Américains mais aussi à ceux des Européens. Sans y répondre, l’industrie automobile allemande risque de ne pas y survivre.
Compte tenu de son histoire, je crains qu’un stimulus de la consommation ne soit possible en Chine qu’à contre-cœur.
Les marchés ont besoin de statistiques concrètes pour croire au risque de récession aux Etats-Unis. Qu’en attendez-vous?
Je considère les indicateurs retardés pour confirmer mes attentes de récession, notamment le marché de l’emploi. Les indicateurs de sentiment anticipent clairement une forte détérioration. Le secteur des services s’affaiblit déjà significativement. Des indices de stress émergent aussi dans les crédits à la consommation. Mais le marché des actions n’anticipe pas une récession. S’il retombait à ses plus bas d’avril, ce serait un autre indicateur avancé de récession.
L’analyse des données est toutefois rendue compliquée par les comportements d’anticipation des droits de douane et les effets de stockage. Il faudra attendre quelques mois pour obtenir des confirmations.
Est-ce que vous craignez que les Etats-Unis entrent dans une crise de la dette?
Nous entrerions dans une crise de la dette en l’espace de quelques années seulement si les Etats-Unis continuent d’enregistrer des déficits publics représentant 6 ou 7% du PIB si des mesures extraordinaires n’étaient pas prises. La question porte sur les mesures qui seront choisies pour stabiliser la situation sur le marché des bons du Trésor. Il est par exemple possible de forcer le secteur bancaire à accumuler davantage de bons du Trésor, de changer les réglementations, la suspension du paiement des coupons aux banques qui conservent les bons du Trésor comme réserves, de procéder à des contrôles du capitaux, d’amener les caisses de pension à acheter davantage de bons du Trésor. Je ne crois pas à une crise des bons du Trésor. N’oublions pas que les bons du Trésor sont ce qui soutient la monnaie de réserve du monde. La question est davantage celle de la gestion des incertitudes.
Dans les matières premières, laquelle dispose du meilleur potentiel?
Je citerais l’or, lequel a été stimulé par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Les investisseurs veulent réduire leur exposition aux Etats-Unis et au dollar. Les autres monnaies ne sont guère plus attractives en raison de l’endettement de nombreuses régions. L’or est la monnaie de réserve par excellence. Le métal jaune profite du sentiment que la seule voie qui résolve le problème de l’endettement soit celle de l’inflation. Les actifs réels préservent la valeur des portefeuilles et l’or en fait partie.
L’or pourrait baisser si le déficit budgétaire était réduit par des mesures importantes et si le marché des bons du Trésor entrait dans un rallye haussier. La hausse de l’or devrait se poursuivre.
Est-ce qu’un objectif de 4500 dollars est raisonnable?
Je ne pense pas que cela soit déraisonnable. C’est une question de temps. Il faut toutefois prendre garde sur un point. L’or préserve la valeur mais n’est pas un objet de spéculation. Je préfère ne pas donner d’objectif. Si son cours s’envolait, il faudrait en analyser les raisons. Une once d’or devrait permettre d’acheter un joli costume. Peut-être pas en Suisse, mais pour 3400 dollars, il est déjà possible d’acheter un magnifique costume.