Un regard décalé

Nicolette de Joncaire

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«Il faut regarder là où la plupart des investisseurs ne regardent pas», estime Bruno Crastes d’H2O.

«Donald Trump renforce le rythme des Etats-Unis mais cet allant va fléchir, la crise turque n’est que la partie immergée de l’iceberg, l’Italie ne va pas si mal»: en quelques phrases, Bruno Crastes, directeur général d’H2O Asset Management, pose le décor lors du séminaire annuel de Natixis Investment Managers à Genève qui rassemblait plus de 100 intermédiaires financiers la semaine dernière. Tour du cadran de l’horloge macroéconomique.

Vous êtes optimiste sur les Etats-Unis à court terme, avec quelques bémols à moyen terme. Pour quelles raisons?

La politique fiscale de Donald Trump renforce, à court terme, le rythme d’expansion de l’économie américaine. La hausse de l’immobilier n’est pas terminée, l’épargne des ménages est encore largement disponible. Quant aux entreprises, elles ont les moyens d’investir comme on peut le constater en observant leurs rachats d’actions. La productivité est en train de remonter et n’est pas encore intégrée dans les indicateurs. Si elle repart effectivement, son impact sera pris en compte dans les taux. Si, d’ailleurs, les investisseurs le percevaient mieux, ils envisageraient des taux directeurs autour de 4,5% et non à 3% comme ils le font à l’heure actuelle. A ce jour, les hausses de taux de la Fed n’ont pas eu d’effet récessif mais cela viendra. D’ici quelques mois, l’effet stimulant de conditions fiscales favorables va s’atténuer et le resserrement monétaire va commencer à se faire sentir. Combinés, ces deux facteurs entraineront une dégradation du bilan des entreprises et une baisse de leur performance boursière, avec à la clef un ralentissement de l’économie que nous devrions voir poindre en 2019 pour se confirmer en récession l’année suivante. Je n’anticipe toutefois pas de crise à proprement parler. 

«La réduction de la liquidité induite par la politique de resserrement
de la Fed, c’est un peu la pêche à la dynamite.»
Quel impact a cette hausse des taux US sur les autres régions?

Négatif, sans aucun doute, sur les marchés émergents. La crise turque n’est que la partie immergée de l’iceberg. Sur les six dernières hausses de la Fed, les marchés émergents se sont mal comportés quatre fois. La réduction de la liquidité induite par la politique de resserrement de la Fed, c’est un peu la pêche à la dynamite. Seront affectés et susceptibles d’entrer en crise les pays dont une croissance excessive exige un financement extérieur comme la Colombie, l’Inde ou l’Indonésie. Seront également touchés ceux dont la croissance est basée sur des emprunts en dollar du secteur privé comme la Corée du Sud, la Chine ou Hong Kong. Enfin, sont déjà au bord du gouffre ceux dont la dette publique est insoutenable comme le Brésil. Il ne faut pas non plus oublier que le rôle porteur qu’a pu jouer la Chine vis-à-vis des marchés émergents est terminé. Son ralentissement structurel, dû à la transition de son modèle vers une économie de consommation domestique, ne permettra pas de soutenir les marchés émergents en souffrance. Nous assistons à une désynchronisation simultanée de la croissance - forte dans le G3, en ralentissement dans les autres émergents -, très similaire à celle de 1997. Le cas de la Turquie a valeur d’exemple et rappelle presque trait pour trait celui de la Thaïlande lors de la crise asiatique.

Y-a-t-il une réelle volonté des Etats-Unis de maintenir la Chine en échec?

L’époque où les Etats-Unis stimulaient les pays émergents pour faire croitre leurs marchés est révolue. Le PIB chinois est de l’ordre de 12 trillions de dollars, le PIB US de 19 trillions. Si le taux de croissance chinois est supérieur au taux de croissance américain de 4%, dans treize ans, le PIB chinois dépassera celui des Etats-Unis pour faire de la Chine la première économie mondiale. Inacceptable pour les dirigeants US, quel que soit leur parti. La guerre commerciale que mènent les Etats-Unis n’est pas non plus totalement injustifiée : les conditions préférentielles accordées à la Chine lors de son accession à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001 n’ont plus lieu d’être. 

«La position fiscale de l’Italie est meilleure que celle de la France
qui ne maintient ses taux bas que grâce au soutien de l’Allemagne.»
La politique commerciale de Donald Trump est donc une menace de plus pour les émergents.

Pas seulement. C’est une menace pour tous les pays qui produisent pour exporter. Y compris l’Allemagne et la Suisse. 

Pour en revenir à l’effet de la hausse des taux US, quel effet sur l’Europe?

Bien moins dangereux que pour les pays émergents. L’Europe et le Japon ne souffrent pas de désynchronisation même s’ils ont un retard de trois ans environ sur les Etats-Unis. A mon sens, le thème US a été surjoué. L’Europe rattrapera les Etats-Unis. 

Contrairement à beaucoup, vous êtes assez optimiste sur la dette italienne.

L’Italie ne va pas si mal. Sa position fiscale est meilleure que celle de la France qui ne maintient ses taux bas que grâce au soutien de l’Allemagne. La dette italienne est en baisse et l’Italie affiche un excédent primaire qui lui permettrait de servir cette dette à des taux raisonnables. Si cette dette continue à décroitre, les agences de notation ne dégraderont plus son rating. De plus, l’Italie a introduit l’orthodoxie fiscale dans sa Constitution et le président Sergio Mattarella a imposé l’indépendant Giovanni Tria comme Ministre de l’Economie et des Finances pour assurer qu’elle y reste. Malgré ses effets de manche eurosceptiques, le nouveau gouvernement italien n’entend pas sortir de l’Europe. Il cherche à obtenir, de l’intérieur, une Europe plus à droite en s’opposant, voire en détruisant, le Parti populaire européen.