Un family office n’est pas un club d’investissement

Anne Barrat

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Pour Alberto Haddad de MJ&Cie, «les family offices doivent s’adapter à des nouvelles générations demandeuses de conseils, plus tôt, plus vite».

Le 20e anniversaire du Multi-family Office MJ&Cie est l’occasion pour son président et co-fondateur François Mollat du Jourdin accompagné des membres du Conseil de MJ&Cie, de faire le point sur les profondes évolutions du métier de family office sur les deux dernières décennies, lesquelles ont vu le family office s’installer dans le viseur des patrimoines familiaux. Ces derniers sont confrontés à de forts enjeux transgénérationnels: la vision essentiellement entrepreneuriale des jeunes tranche avec les objectifs davantage financiers de leurs aînés. Dans un environnement où la transmission se fait de plus en plus tôt, ce défi trouve dans un family office une solution idéale, à condition que celui-ci reste dans son rôle d’accompagnement. Décodage avec Alberto Haddad, membre du Conseil de MJ&Cie et «serial-entrepreneur».

Qu’est-ce qui différencie l’approche des nouvelles générations de leurs parents et grands-parents dans la gestion du patrimoine?

Le besoin de conseil essentiellement. La génération des septuagénaires et au-delà n’avait pas ou peu recours à des conseillers pour gérer leur patrimoine, leurs parents encore moins. Ils étaient bien trop occupés à travailler… jusqu’à ce que mort s’ensuive. N’ayant souvent pas eu la chance de faire des études, n’ayant pas l’accès à une information continue et gratuite comme aujourd’hui, ils étaient moins aguerris aux questions de transmission du patrimoine, sans même parler de l’optimiser. Les jeunes générations au contraire, éduquées, sur Internet toute la journée quand pas 24h/24h, piaffent d’impatience de prendre la main, acceptent mal de rester sur un strapontin en attendant leur tour.

Leur tour vient donc plus tôt qu’autrefois?

La transmission se fait en effet nettement plus tôt aujourd’hui, et ce souvent pour des raisons fiscales. La plupart des pays développés ont mis en place des réglementations fiscales qui allègent le poids de la fiscalité sur la transmission de patrimoine du vivant des ayant-droits. Cette évolution a largement participé à la montée en puissance des family offices sur la période récente, qui permettent aussi bien d’accompagner l’organisation de cette transmission que de mettre autour d’une table toutes les générations pour décider de la ou des meilleure(s) stratégie(s) pour pérenniser et faire fructifier le capital, aider les jeunes générations à se choisir un avenir différent de la voie tracée par leurs aînés, et la financer le cas échéant, le tout sous la houlette d’un expert indépendant. Il y a toujours le risque que les jeunes, se sentant peu écoutés ou mal accompagnés, se tournent vers d’autres sources d’écoute et de conseil.

Il arrive de plus en plus souvent que les conflits portent sur le caractère durable des choix d’investissement.
Le family office alors, conseil ou arbitrage?

L’un ne va pas sans l’autre: la gestion patrimoniale suppose de faire des choix, lesquels n’obtiennent pas nécessairement un consensus au sein d’une famille. Là encore, les différences culturelles entre les générations peuvent être source de visions divergentes, par exemple entre une préférence pour des investissements immobiliers directs, considérés à tort ou à raison comme plus sûrs à long terme, et une option plus tactique pour des cryptomonnaies, ou la finance dématérialisée, à travers les fonds d’investissement qui étaient peu ou pas connus du temps de la génération de leurs parents ou grands-parents, etc. Les deux visions peuvent parfaitement coexister, notre rôle est de les mettre en perspective du meilleur intérêt du capital familial global. Il arrive par ailleurs de plus en plus souvent que les conflits portent sur le caractère durable des choix d’investissement. Un exemple d’accompagnement que nous avons réalisé: un père souhaitait vendre son entreprise au mieux-disant, ses enfants lui préféraient un repreneur avec une offre certes moins élevée donc un rendement inférieur sur le coup, mais un meilleur profil d’impact sur le long terme. Ce que nous avons mis en avant et qui a été finalement accepté, pour le plus grand bénéfice des deux parties.

La version actuelle du family office est-elle outillée pour répondre au besoin de conseil des jeunes générations?

Oui pour ceux qui apprennent à s’adapter, à écouter les besoins des jeunes et à leur créer les solutions souhaitées tout en préservant la politique de préservation du patrimoine. Les nouvelles générations sont beaucoup plus conscientes que leurs aînées qu’elles ont besoin d’accompagnement, non seulement parce qu’elles manquent d’expérience mais aussi pour qu’elles trouvent dans un conseil indépendant une aide pour convaincre leurs parents. C’est pourquoi elles les incitent à s’adjoindre les conseils d’un single ou multi-family office, en fonction de l’ampleur du patrimoine. Cela dit, elles ont ces dernières années montré une tendance à préférer au family office traditionnel des «clubs d’investissements» où elles se retrouvent entre jeunes du même âge, échangent les informations en toute transparence, bien loin de la discrétion et du secret souvent caractéristiques du cercle familial.

Comment s’adaptent les family offices à cette mode des clubs d’investissement?

La tentation est grande de leur ressembler pour les concurrencer, car c’est un moyen facile pour un family office d’accroître rapidement la fortune sous supervision. Même si le club d’investissement peut être une solution à certains objectifs, ce n’est pourtant pas la solution absolue, sauf à nier le savoir-faire et l’essence d’un family office. S’adapter aux attentes des jeunes consiste à, d’une part user de pédagogie pour expliquer que family office et club d’investissEment ne sont pas synonymes, d’autre part proposer à ces jeunes un deal-flow en adéquation avec leurs préférences, tout en s’assurant que ce deal-flow à risque doit rester une portion minime du patrimoine «investissable».

Nous ne sommes pas là pour faire mais pour faire faire et surtout faire bien faire.

Le temps donnera raison aux family offices qui auront refusé de perdre leur âme en la sacrifiant sur l’autel d’un enrichissement court-termiste. Les deals en question sont la plupart du temps risqués, voire très risqués; avec le recul, un grand nombre de ces clubs auront probablement perdu beaucoup d’argent, voire auront disparu. La proportion de futures licornes est très faible dans ces club deals, il ne faut pas le perdre de vue.

Peuvent-ils rester incontournables tout en gardant leur intégrité?

Absolument, MJ&Cie en est l’exemple, pas unique fort heureusement, avec un fil conducteur: protéger ses clients et leur patrimoine et le faire grandir sur la durée afin qu’il se transmette de génération en génération. Le meilleur rempart contre la tentation du «court termisme» est le modèle d’affaires: la rémunération n’est pas fonction du nombre d’investissements réalisés ni de leur performance, mais assise sur le patrimoine global supervisé et conseillé par le family office, que la famille investisse ou non. Au défi que rencontre l’industrie du family office, la meilleure réponse me semble être celle que donne le Président du Conseil d’administration de Revolut aux banquiers décontenancés face à des milléniaux en T-shirt et jeans de seconde main: «tombez la chemise et le costume trois pièces et écoutez leurs desiderata !». Plus sérieusement, tout n’est que question de ton. Il ne s’agit pas d’embaucher des jeunes uniquement pour les mettre en face de jeunes, car ils sont les premiers à réclamer de l’expérience. Il s’agit de se mettre à leur niveau, très exigeant en termes de connaissances, donc de se mettre à la page, et pouvoir parler aussi bien de Bitcoin que de private equity, de blockchain que d’immobilier à rendement.

La Suisse est-elle bien placée face à ce défi?

François Mollat du Jourdin aime à dire qu’il a fait plusieurs fois le tour du monde avant de décider de créer le second hub de MJ&Cie en Suisse. Pour le vrai savoir-faire international que l’on ne trouve pas ailleurs, pour les équipes de haut niveau, pour le cadre réglementaire. Nous ne sommes pas là pour faire mais pour faire faire et surtout faire bien faire. L’environnement est par conséquent la clé du succès. A cet égard, un joyau helvétique est Swissnex, ces ambassades créées par la Confédération pour faire rayonner les compétences scientifiques et technologiques suisses à l’étranger, nouer des partenariats avec les plus grandes universités au monde, in fine faire rayonner la Suisse innovatrice a l’étranger et attirer les meilleurs talents ainsi que des investisseurs étrangers en Suisse pour financer des fleurons d’innovation. La Suisse a compris bien avant d’autres le rôle de la richesse intellectuelle et immatérielle dans son attractivité auprès des jeunes générations, à l’heure où les avantages fiscaux ne suffisent plus et où les jeunes cherchent d’autres arguments pour gérer leur patrimoine.

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