Pourquoi le private equity?

Nicolette de Joncaire

4 minutes de lecture

Court-termisme, politiques monétaires et effets pervers de la gestion indicielle jouent contre les marchés cotés. Entretien avec Fiona Frick d’Unigestion.

La pandémie a-t-elle réveillé la volonté d’adhérer à un monde plus durable. Oui, estime Fiona Frick, CEO d’Unigestion. «Elle nous a donné un avant-goût de ce qu’occasionnerait un scénario catastrophe d’ordre climatique». Quant à l’engouement pour le private equity, cherchez-en les racines dans un système boursier de moins en moins représentatif de l’économie et de l’innovation.

Quel est votre bilan de cette crise pandémique?

L’année fut riche d’enseignements. Nous avons dû apprendre à gérer des situations nouvelles et complexes. Par contre, nous ne sommes pas à plaindre par rapport à d’autres pan de l’économie car notre activité de gestion est restée intacte, se prêtant bien au travail à distance. Les marchés financiers ont eu au début de la pandémie une période très houleuse et inquiétante tant au niveau des cours que de la liquidité mais se sont ensuite bien stabilisés. La période du Covid a contribué à accélérer un certain nombre de trends existants et plus particulièrement l’importance de l’ESG. Au fond, le Covid nous a donné un avant-goût de ce qu’occasionnerait un scénario catastrophe d’ordre climatique. Le ralentissement économique dû aux mesures anti-Covid a engendré une réduction de 6% des émissions carbone au niveau mondial en 2020. Or, les objectifs de la COP21 exigent une diminution de 7% par an. Ce qui signifie qu’il nous faudrait plus d’un «effet Covid» par an pour atteindre la cible en 2050.En bref, nous avons expérimenté en grandeur réelle deux aspects. En premier lieu, combien difficiles peuvent être les conséquences d’une crise impréparée: chômage, inégalités exacerbées, déscolarisation, détresses personnelles et sociales. En second lieu, quelles sont les activités à transformer rapidement pour déjouer les problèmes de climat: tous les secteurs d’activités vont être touché que ce soit les déplacements, le mode d’alimentation ou les chaînes de distribution. Le changement est inéluctable, gérons-le donc en temps et en heure et mettons en place l’innovation nécessaire pour atteindre les objectifs.

En Europe le devoir fiduciaire évolue vers un engagement plus étendu envers
les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance en plus de la performance.
L’investissement ESG a pris de l’ampleur mais les progrès des entreprises seront-ils suffisants pour atteindre les objectifs de la COP21 en 2050?

Effectivement, il y a eu – et il y a encore – de très grosses lacunes dans la mesure du progrès des entreprises. Mais une réforme est en cours. Tant les pouvoirs publics que les investisseurs exigeront dorénavant des feuilles de route claires et normées qui permettent d’anticiper l’avancée des entreprises en direction de leur cible. Certes, comme l’écrivait récemment le FT, les CEO qui prennent aujourd’hui des engagements ne seront plus là en 2050 pour rendre des comptes (les hommes politiques non plus d’ailleurs) mais la balle est lancée. De toutes façons, avons-nous réellement le choix? Si rien n’est fait, des peuples entiers vont devoir migrer. Entre effondrement des économies et engagement innovateur, je sais où vont mes préférences. Les vaccins sont justement cela: un pari sur l’innovation. En private Equity, nous voyons à l’heure actuelle beaucoup de projet d’innovation vers de nouveaux modèles de production comme dans l’agritech par exemple.  

En matière d’ESG, les Etats-Unis sont en retard sur l’Europe.

Et Donald Trump n’a rien arrangé. Non seulement il a retiré les Etats-Unis de l’Accord de Paris mais son administration a été beaucoup plus loin, exigeant des gestionnaires d’actifs qu’ils prouvent que les composants ESG d’un portefeuille n’étaient pas dommageables à sa performance! Ce qui est évidemment pratiquement impossible car on ne peut réécrire le passé en prenant compte des critères de risque futurs. Par ailleurs, Aux Etats-Unis, le devoir fiduciaire se rapporte uniquement à la performance délivrée au client à ce jour. Alors qu’en Europe le devoir fiduciaire évolue vers un engagement plus étendu envers les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance en plus de la performance. Aujourd’hui, l’investissement durable américain, grâce à l’arrivée du nouveau président, se libère de ses chaînes et les gérants US viennent volontiers demander conseil en Europe.

Que pensez-vous de l’affaire Gamestop? Avons-nous affaire à de nouveaux acteurs du marché financier avec lesquels il faudra compter?

Il y a clairement un retour sur les marchés financiers de l’investissement retail, qui est un aspect dont il faut tenir compte dans notre appréciation des marchés. Par-contre je ferai des distinctions quant à la composition de cette gestion retail. L’affaire Gamestop est troublante. Depuis la crise de 2008, on prône une finance plus vertueuse avec des objectifs à plus long-terme. L’opération Gamestop est l’inverse de tout cela. Si l’un d’entre nous, professionnels de la finance, s’était comporté comme les traders de Gamestop, nous aurions aujourd’hui de sérieux problèmes réglementaires et juridiques! L’opération de trading Gamestop ’est de la manipulation de cours boursier, ni plus, ni moins. Mais oui, les acteurs de la finance évoluent et ils sont de plus en plus nombreux, depuis la crise du Covid à miser sur les marchés financiers. C’est une nouvelle race d’intervenants qui se passe d’avis et d’intermédiaires financiers…  et s’informe sur l’internet et les plateforme de trading avec des analyses qui deviennent de plus en plus poussées. Par-contre je trouve dangereux parfois que certaines plateformes de trading ne mettent pas plus en avant les risques liés à l’investissement et poussent à confondre trading et gaming. Ce qui est inquiétant lorsqu’on voit le mal que se sont donné les autorités européennes pour produire une protection de l’investisseur de type Mifid… alors que les plateformes de trading américaines sont à peine réglementées. Robinhood se vante d’un coût zéro pour ses investisseurs mais partage ses flux avec Citadel1. Cherchez l’erreur.

Le potentiel de croissance des Etats-Unis
a pris tout le monde de court.
Unigestion est très engagé sur les marchés privés. Quelles sont les raisons de l’engouement pour le private equity?

Il est de plus en plus difficile de connecter économie réelle et marchés boursiers et ce pour plusieurs raisons. Rythmés par les annonces et résultats trimestriels, semestriels et annuels, les marchés cotés ne favorisent pas l’investissement à long terme et sont donc peu porteurs en termes d’innovation et de gain de productivité. Par ailleurs, combien des financements reçus pas une entreprise cotée vont-elles vers des dépenses d’investissement et combien vont vers des rachats d’action en propre ou en paiement de dividendes? Enfin, et peut-être surtout, combien la valorisation d’une entreprise doit-elle à ses fondamentaux et combien à l’indice auquel elle appartient. Car c’est là un effet pervers de la gestion indicielle qui profite «en vrac» à tous les composants d’un indice sans distinguer entre le bon grain et l’ivraie. Plus le poids de la gestion passive s’alourdit, plus le lien entre marchés cotés et économie réelle devient ténu. Ce phénomène a d’ailleurs été amplifié par les politiques des banques centrales qui ont noyé les marchés de liquidités. C’est pour ces raisons que les investisseurs se tournent vers les marchés privés. Pour échapper aux biais observés sur les bourses et qui rendent le marché plus spéculatif et moins connecté à l’économie réelle. Demandez donc aux bons gérants «value». Finalement ils respirent au premier trimestre 2021 après 10 ans de sous-performance vis à vis des indices. Ceci montre bien que la valorisation perd de son importance sur les marchés publics.  

Quelques mots sur l’environnement macro et les perspectives?

Il existe actuellement deux classes d’investisseurs: ceux qui craignent la récession et ceux qui ont peur de l’inflation. Nous faisons partie de la seconde catégorie et voici pourquoi. Les mesures monétaires et fiscales prises par les gouvernements et par les banques centrales vont avoir des effets stimulants très importants sur la croissance qui n’ont pas encore été comptabilisés dans les chiffres économiques.  Ajoutez-y le dégagement de l’épargne privée accumulée pendant la crise et la diminution de la capacité d’un grand nombre de sites de production et vous avez la recette idéale pour une hausse des prix. Il n’y a qu’à observer le prix du fret pour s’en convaincre. Tout ceci explique dès lors l’ascension des titres value et de l’énergie ainsi que la performance des cycliques.

A quel niveau les banques centrales réagiront-elles?

Elles ont de facto admis une plus grande élasticité à l’inflation. Quand vont-elles réagir exactement? A 3%? A 5%? C’est encore difficile à dire mais attention au discours, tout peut changer du jour au lendemain comme l’a prouvé la BNS il y a quelques années. Certes, du côté de la Fed, les gouverneurs ont instauré après 2008 l’orientation prospective (forward guidance) mais dans quelles limites et jusqu’à quand? Ce qui est certain est que le sentiment de marché a changé: on ne parle plus ni de déflation, ni de baisse du dollar. Le potentiel de croissance des Etats-Unis a pris tout le monde de court.

 

1 Citadel LLC est un fonds d'investissement alternatif basé à Chicago et fondé en 1990 par le trader Kenneth C. Griffin.

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