Les perspectives macroéconomiques étaient au coeur d’une réunion de l’Association Suisse des Amis des Grandes Ecoles (ASAGE), à Genève, jeudi soir. Allnews en a profité pour rencontrer Charles Gave, fondateur de la société de recherches macroéconomiques Gavekal et auteur de La vérité vous rendra libre. Charles Gave répond aux questions d’Allnews sur la construction de portefeuille et en particulier sur la préservation du patrimoine:
Que vous inspire la situation monétaire actuelle?
Elon Musk a brillamment défini la monnaie comme le système d’exploitation du capitalisme. La monnaie est l’outil qui fait tourner la machine économique. Ce système d’exploitation permet de créer du cash et des obligations afin d’assurer le bon fonctionnement de l’économie. Différentes mesures sont réalisées avec ces actifs, telles que le risque de crédit et le risque temporel, mais sans impacter le système économique réel, qui est le domaine des actions et de l’or. Historiquement, les responsables de ce système d’exploitation, à savoir les banquiers centraux, finissent toujours par détruire le système d’exploitation dont ils ont la charge. Il suffit de considérer le sort des obligations françaises après 1793, ou des obligations britanniques et russes un siècle plus tard, ou encore des obligations allemandes il y a un siècle.
Quiconque s’est endormi en 1793 ne reconnaît plus le monde en 1835 car le système aura profondément changé. Il en va de même pour quiconque s’endort en 1835 et se réveille en 1895 ou pour quelqu’un qui s’endort en 1893 et se réveille en 1935. Et ainsi de suite, par exemple pour quelqu’un qui s’endort en 1993 et se réveillera en 2035.
Le pays qui gagne une guerre impose son système d’exploitation et finit par en abuser et par le détruire. Les monnaies qui ont fait partie de ce système disparaissent. En 1793, la faillite de la France s’est traduite par la perte de valeur de deux tiers des obligations de l’Etat. Un siècle plus tard, ce sont les marchés obligataires russes et allemands qui ont tous les deux complètement disparu. Aujourd’hui, les marchés obligataires des pays industrialisés représentent entre 1,5 et 2 fois la taille des marchés des actions. Les dettes sont si gigantesques qu’il est hors de question qu’elles soient remboursées. La question que se pose à un gestionnaire de portefeuille consiste à se demander ce qu’il ne faut pas détenir aujourd’hui.
«Je suis persuadé que l’Occident subira une baisse profonde de son niveau de vie et de ses libertés»
Que faut-il conserver? de l’or? du franc suisse?
L’or existera toujours et le le franc suisse est l’une des rares monnaies qui traverse les crises. La Suisse est l’un des rares pays qui a conservé son système d’exploitation et qui a été géré par une direction compétente. Mais ses voisins ne le sont pas autant. La Suisse a aussi l’avantage d’avoir une banque centrale qui n’achète pas les dettes d’autres pays mais des actions d’Apple, Amazon et d’autres multinationales. La Banque Nationale s’est transformée en un fonds souverain au bénéfice d’un portefeuille gigantesque qui n’a rien coûté aux contribuables. C’est un coup financier fabuleux.
Qu’en est-il du dollar?
Comme le dollar ne remplit plus les conditions d’une monnaie de réserve, nous avançons vers une dé-dollarisation massive du système. Les Etats-Unis ont commis deux autres fautes, celle de s’en prendre aux réserves de la Banque centrale russe et aux actifs des Russes eux-mêmes. Dès lors, tout épargnant de ce monde peut se demander s’il ne risque pas de subir les effets des sanctions américaines.
A la suite de ces sanctions, les capitaux ne prennent plus la direction des pays occidentaux parce que le droit de propriété et l’état de droit y ont été progressivement détruits. Il s’agissait pourtant de nos meilleurs biens d’exportation.
Pourquoi proposez-vous dans vos écrits d’avoir des obligations chinoises, sachant que leur détention risque aussi de faire l’objet de sanctions?
Je suis persuadé que les meilleures obligations du monde sont chinoises. Pékin veut établir la crédibilité de sa monnaie et souhaite qu’elle devienne la monnaie de réserve de toute l’Asie. Les Chinois ne s’en prendront jamais aux acheteurs de leurs obligations.
Il reste que si Pékin devait attaquer Taïwan, vos obligations seraient bloquées. C’est pourquoi un compromis consisterait à acheter des obligations de Singapour, un pays bien géré.
Quel indicateur permettra d’anticiper la perte de valeur des obligations occidentales?
Les obligations américaines et européennes ont déjà perdu un quart de leur valeur en deux ans, sans intégrer l’inflation.
Comment doit-on gérer son patrimoine?
J’estime qu’une personne qui confie son argent à quelqu’un présente deux cas de figure. Soit, il entend devenir riche, et pour cela, il faut être entrepreneur et concentrer son capital. Soit il entend rester riche, et à cette fin il doit le préserver. Depuis des années, avec nos équipes, nous analysons le moyen d’y parvenir et d’allouer correctement un patrimoine.
Comment rester riche?
L’épargnant a quatre actifs à sa disposition: le cash, les obligations, les actions, l’or. Aujourd’hui, il ne faut pas détenir de cash ni d’obligations des pays qui seront incapables de rembourser leurs dettes, comme les Etats-Unis ou la zone euro. Il est préférable d’avoir du cash ou des obligations en Amérique latine ou en Asie, des pays qui ne peuvent pas se permettre de ne pas vous rembourser.
Et dans les actions?
Les actions font partie de la solution. Plutôt que la nationalité ou le lieu de cotation, il importe que ce soit des actions de sociétés multinationales, celles qui produisent et vendent dans toutes les régions du monde. Il importe aussi qu’elles ne soient pas dépendantes de l’Etat et de la consommation française ou allemande. C’est pourquoi Air Liquide, par exemple, vaudra toujours quelque chose, comme l’or.
Comment préserver son patrimoine si les actions et l’or sont au plus haut?
Ce niveau ne change rien. Depuis quatre ans, je répète que pour rester riche, il faut avoir des actions et de l’or et n’avoir ni obligations ni cash. Les milieux boursiers parlent d’une hausse de misère lorsque les actions et l’or montent en réponse à la méfiance des investisseurs pour une monnaie.
Considérez l’exemple turc. A la suite d’indue politique monétaire absurde, les obligations turques ont perdu plus de 90%, mais les actions se sont appréciées de 30% en termes réels. On assiste à ce que l’on appelle une fuite devant la monnaie.
«Elon Musk a brillamment défini la monnaie comme le système d’exploitation du capitalisme».
Existe-t-il des opportunités de diversification monétaire?
Le yen est par exemple sous-évalué de 50 ou 60%. La détention d’obligations à court terme en yens profitera à l’investisseur lorsque la monnaie japonaise retrouvera la parité du pouvoir d’achat. D’autres monnaies sont très sous-évaluées, comme le dollar de Singapour et le real brésilien.
Que pensez-vous du bitcoin dans vos réflexions?
Le bitcoin est très intéressant parce que pour la première fois on essaie de créer un système d’exploitation qui ne soit pas contrôlé par un Etat.Le bitcoin peut marcher.
J’avais discuté avec Milton Friedman de l’avenir de l’étalon-or, il y a fort longtemps. Il avait alors répondu qu’il fallait fermer les banques centrales, programmer un ordinateur qui augmente la base monétaire de 3% par an, sans intervention humaine, et jeter la clé dans l’océan en empêchant que quiconque ne s’en approche. Milton Friedman avait conceptualisé le bitcoin.
Anticipez-vous une crise?
Je pense que nous entrons dans le temps des tempêtes. Dans cet environnement, la capacité de pays comme l’Allemagne et la France d’augmenter ses recettes fiscales tend vers zéro car le niveau des impôts est déjà trop élevé. La valeur des obligations européennes va donc s’effondrer. Pour réduire les risques de votre portefeuille, soyez 100% en actions, ou diversifiez avec de l’or!
Quelle est la solution aux déficits français et allemands?
Il faut reprendre l’exemple du Canada des années 1990. A l’époque, on ne parlait d’ailleurs plus de dollar canadien mais de peso canadien tant la confiance s’était envolée. Jean Chrétien, Premier Ministre du Canada à cette époque, a expliqué qu’il existait deux façon de travailler le bois, soit avec le rabot soit avec la hache, si ce n’est que seule la hache est vraiment efficace. Sa stratégie consistait donc à tailler à la hache dans les dépenses publiques. Il a ainsi demandé à tous ses ministres de réduire leurs dépenses de 20%. Et cela a marché. On est loin des 10 milliards d’euros d’économies proposés par Bruno Le Maire sur un budget français de 900 milliards. Nos dirigeants vivent dans un monde irréel.
Lorsque je m’exprime de cette façon, on m’accuse d’être de droite, comme s’il existait des faits de gauche et des faits de droite. Or un fait est un fait. La dette française se développe plus vite que la richesse créée. Donc la France cessera de payer sa dette.
Le rendement des obligations française reste très bas. Combien de temps les marchés peuvent-ils se tromper?
L’euro a permis à la France de vivre au-dessus de ses moyens, mais l’Allemagne emprunte la même pente. L’Allemagne a longtemps développé des excédents considérables, mais elle les a placés dans les soldes Target de la zone euro, donc dans des actifs de pays en grandes difficultés.
Le Japon a l’avantage d’avoir accumulé massivement des actifs étrangers. Sa situation est si curieuse que s’il dévalue, il s’enrichit. En effet, la valeur de ses actifs à l’étranger s’accroît. Par ailleurs, la dette japonaise est entièrement détenue par des Japonais.
Pour résumer, il y a deux classes d’actifs qu’il ne faut pas détenir dans les pays de l’OCDE, le cash et les obligations.
Une analyse à très long terme montre aussi que les épargnants investissent toujours dans ce qui a le mieux fonctionné au cours des 20 dernières années. Cela ne marche plus lorsque le monde arrive à un moment de rupture historique.
Les règles de placement n’envoient-elles pas aussi de mauvais signaux?
Effectivement. Ainsi que le montrent diverses anecdotes, par exemple dans l’achat d’or, il faut souvent acheter ce que l’on nous interdit d’acheter. Dès que les pays en difficultés verront que le reste du monde ne finance plus leur dette, il sera difficile pour un épargnant de sortir ses capitaux hors du pays. Cela signifie aussi que nos libertés vont être annihilées. Je suis persuadé que l’Occident subira une baisse profonde de son niveau de vie et de ses libertés. La démocratie est un luxe qui vient avec la prospérité.
L’immobilier peut-il être un actif refuge?
Il ne l’a pas été en Allemagne lors de la dernière guerre ou à Londres entre 1914 et 1945. Le problème avec l’analyse quantitative employée aujourd’hui tient précisément à l’absence de données à plus de 50 ans. Si nous changeons d’époque et de système, il serait bon que nous disposions de séries statistiques à très long terme.
Les seuls refuges sont les actions de sociétés globales et l’or.
Nos études montrent aussi que l’on assistera à un boom économique dans l’océan indien. Toutes les matières premières russes prennent la direction du sud vers l’Inde.
Les actions américaines représentent près des 3 quarts de l’indice MSCI Monde. Qu’en déduisez-vous?
C’est ridicule et cela résulte des problèmes de l’indexation. Cela rappelle la bulle des actions japonaises, entre 1986 et 1990, quand elles représentaient la moitié de la capitalisation mondiale. Il est sûr que les trois quarts des profits des 50 prochaines années ne viendront pas des Etats-Unis. Il est crucial de repenser complètement les outils de la gestion d’actifs.