Les métaux rares, un enjeu majeur de souveraineté

Anne Barrat

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Pour Vincent Donnen, fondateur de la Compagnie des Métaux Rares, «l’Europe doit gérer sa dépendance vis-à-vis de la Chine».

Les métaux rares ont pris une ampleur stratégique à mesure qu’ils entraient dans la composition de technologies disruptives qui se sont invitées dans le quotidien (TV, ordinateur, luminaires, …) tout en améliorant la performance d’infrastructures essentielles. Les exemples de l’industrie de l’automobile ou des éoliennes illustrent l’importance cruciale qu’ont pris les métaux rares en quelques décennies. Cette montée en puissance a été très largement favorable à la Chine, de loin n°1 en termes de gisements exploitables de métaux rares. Une dépendance qui a façonné la géopolitique de ces ressources et provoque aujourd’hui une réaction des Etats-Unis, du Japon, de l’Europe et d’autres nations souveraines. Quand l’Occident se réveille, le monde tremble-t-il? Vincent Donnen répond.

Terres rares, métaux rares, de quoi parle-t-on? Quelle est la différence?

Toutes les terres rares sont des métaux rares, l’inverse n’est pas vrai. Le cobalt par exemple est un métal rare qui n’est pas une terre rare. Les terres rares sont un sous-ensemble des métaux rares, qui, contrairement à ce que leur nom indique, ne sont pas rares dans la nature. Leur rareté provient de la difficulté à les extraire, non seulement parce qu’il faut les séparer d’autres minerais, mais aussi parce cette séparation génère des coûts de production élevés. Ainsi, s’il existe partout ou presque des terres rares, il y a très peu d’endroit où leur abondance les rend exploitable économiquement, surtout si l’on parle des terres rares dites «lourdes» – terbium, lutécium – infiniment plus rares et plus chères que les terres rares dites «légères» – cérium, néodyme, lanthane, … Autrement dit, seuls les gisements où la concentration en métaux rares est importante sont rentables. Les uns comme les autres sont des minerais stratégiques, nonobstant l’attention portée aux terres rares, d’origine essentiellement médiatique, par rapport à d’autres éléments tout autant critiques (tungstène, ruthénium, iridium, germanium…). Les métaux rares partagent quelques caractéristiques : ils sont généralement obtenus en tant que sous-produits de métaux de base ou de métaux précieux, ce qui induit une faible élasticité du prix de l’offre, et sont produits dans des quantités très faibles, des milliers de fois moins que les métaux de base.

«Grâce à leurs propriétés magnétiques, qui en font les aimants les plus efficients
disponibles, dysprosium, néodyme et praséodyme sont devenus le nerf de la guerre.»
En quoi les métaux rares sont-ils stratégiques?

D’une part, pour leurs applications. Prenons le cas des terres rares : après une première utilisation industrielle par les Etats-Unis dans le cadre de la production de la bombe atomique, elles ont connu une très forte croissance et diversification de leur usage depuis les années 60. Le cérium dans les pierres à briquet, les luminophores pour tubes cathodiques de télévision, ou comme colorant du verre, l’europium dans les luminaires fluocompactes, puis, plus récemment, le néodyme dans les moteurs électriques et les générateurs d'éoliennes offshore… jusqu’aux ailettes des turboréacteurs pour le rhénium et aux disques durs des ordinateurs pour le ruthénium. Grâce à leurs propriétés magnétiques, qui en font les aimants les plus efficients disponibles, dysprosium, néodyme et praséodyme sont devenus le nerf de la guerre. Leur substituabilité ne va pas de soi, et pire encore, elle a tendance à décroitre avec les gains technologiques. De gros industriels tels Saint-Gobain ou, plus récemment Tesla, ont mobilisé des ressources très importantes pour remplacer des terres rares par d’autres technologies. D’autre part, pour leurs implications géopolitiques. Car, il serait naïf de l’oublier, la géopolitique n’est rien d’autre qu’une géographie des ressources, un problème d’accès aux matières premières. Il est loin le temps de l’illusion d’un accès illimité à des ressources infinies. Les économies sont inféodées aux lois de la physique, et pas l’inverse. Selon ces lois, le rendement des ressources naturelles est décroissant: toujours plus de main d’œuvre et d’énergie sont nécessaires pour produire toujours moins.

Comment expliquer que les Occidentaux aient laissé à la Chine un quasi-monopole sur les terres rares?

Il y a au moins deux raisons à cette erreur historique des Occidentaux – elle date de l’époque de Deng Xiaoping qui avait compris que là où le Moyen-Orient avait le pétrole, la Chine avait les terres rares (et de nombreux autres métaux rares). La première raison est d’ordre géologique et géographique: la Chine était très bien pourvue en termes de gisements métallifères jusqu’alors inexploités. La seconde tient à la stratégie d’externalisation que les Etats-Unis ont poursuivie pendant de nombreuses années avant de réaliser l’importance de conserver des actifs stratégiques on-shore. Contents de bénéficier de coûts d’exploitation minimum tout en laissant aux Chinois la pollution, l’Occident a encouragé la politique d’ouverture de la Chine, la création des zones économiques spéciales, le leadership chinois en termes de production de métaux critiques. Et ce, jusqu’en 2011, quand il est apparu que la Chine était devenue maître du jeu, pouvant limiter les quotas d’exportation, ce qu’elle a fait vis-à-vis du Japon en représailles des différends sur les îles Senkaku, augmenter les prix des terres rares, utiliser leur position dominante pour forcer les Occidentaux à implanter des usines dans des secteurs stratégiques en Chine. L’Occident paye désormais le prix d’une absence de vision et de stratégie, sacrifiées par des années de court-termisme financier.

«Une guerre impitoyable s’est engagée depuis 2012
dont le maître-mot est: rompre la dépendance à la Chine.»
Cette situation est-elle irréversible?

Le réveil a été violent en Occident. Aux Etats-Unis d’abord, qui recourent massivement aux terres rares dans des industries souveraines, notamment pour produire les aimants nécessaires à leurs missiles. Leur contre-attaque a notamment consisté à se tourner vers la production australienne en s’appuyant sur la société minière Lynas. Ils ont été épaulés par le Japon, qui a soutenu Lynas lorsque les Chinois ont divisé par deux leurs prix des terres rares. Une guerre impitoyable s’est engagée depuis 2012 dont le maître-mot est: rompre la dépendance à la Chine même quand cette dernière cassait les prix pour reconstituer son monopole. Les Etats-Unis ont par ailleurs relancé leur production nationale, en soutenant plus activement la filière économique des terres rares. Ils soutiennent ainsi MP Materials (dont les chinois sont aussi actionnaires), qui exploite le principal gisement américain de terres rares, Mountain Pass en Californie. Une politique du «quoi qu’il en coûte» dont l’enjeu est la souveraineté a pris le pas sur les règles de l’économie de marché et du laisser-faire. Au niveau de l’Union européenne, Thierry Breton a clairement entrepris de structurer une souveraineté européenne dans le secteur des métaux rares, qui passe par la mise en place d’une filière de recyclage efficiente. Sonnant le glas de l’ère d’une mondialisation sans réciprocité. Dans le domaine des métaux rares, la guerre avec Chine est imminente.

Vous avez lancé l’un des premiers fonds de métaux rares, quels défis avez-vous rencontré?

La Compagnie des Métaux Rares a été fondée en 2013, soit deux ans avant le plus gros retournement des cours des métaux rares depuis 1945 (-30%). Le cycle, qui dure environ 20 ans pour ce type d’actifs, est reparti à la hausse. La valeur du fonds, composé de 12 métaux et terres rares, a ainsi augmenté de plus de 40% depuis le début de l’année. Outre ces aléas conjoncturels, le principal défi auquel sont confrontés ceux qui souhaitent investir dans ces actifs tient à ce que les métaux rares, contrairement aux métaux précieux, ne sont pas cotés en bourse, sur le LME par exemple. Il est par conséquent impossible d’investir en «pure players». La seule solution est la détention physique. Nous achetons sur un marché OTC des métaux que nous stockons à Rotterdam. Le fonds possède notamment une part importante en ruthénium, sous-produit du platine – le plus rare des métaux rares, 20 à 50 fois plus rare que l’or. Nous l’avons acheté à 50 dollars l’once, sachant que la demande ne pourrait que croître et que l’offre était contrainte par la crise que traversait l’industrie du platine suite à l’affaire VW. Le cours est aujourd’hui à plus de 700 USD/once.

«La croissance est inflationniste: nous allons passer
d’une dépendance au pétrole à une dépendance aux métaux rares.»
Qui sont vos concurrents sur ce marché de niche?

Essentiellement des fonds investis dans des sociétés minières. Il n’existe pas de concurrent direct, qui offrent une exposition à des sous-jacents physiques. Et pour cause: nous sommes à mi-chemin entre le monde industriel et le monde financier. Les métaux rares impliquent d’adopter une vision stratégique de long terme, de vouloir participer à la reconquête souveraine d’actifs stratégique, et non de regarder au jour le jour le cours des entreprises cotées de l’industrie minière.

Comment voyez-vous ce marché évoluer?

Les développements industriels potentiels utilisant des métaux rares sont très nombreux. La décarbonation à marche forcée dans laquelle nos sociétés sont engagées, l’efficience, l’essor continuel des technologies, la 5G et les objets massivement connectés… Les métaux rares sont au cœur de toutes les technologies, de tous les défis. La croissance est inflationniste: nous allons passer d’une dépendance au pétrole à une dépendance aux métaux rares. L’inflation vient toujours de l’énergie et des matières premières. Or, les métaux rares sont à la fois nécessaires à l’énergie verte et au reste de l’industrie. Ils sont l’énergie et la matière première de demain. A l’avenir, l’inflation ne sera plus pétrolière mais métallique.

Que répondez-vous aux investisseurs qui excluent les métaux au titre qu’ils seraient polluants?

Dire «les métaux rares, c’est sale» implique de renoncer à la voiture, aux écrans, aux énergies propres, etc. Et de fermer les yeux sur un certain nombre de faits pourtant connus: les métaux rares ne représentent qu’une part infime des tonnages extraits de métaux grâce auxquels ils sont obtenus en tant que sous-produits, leur impact en termes de pollution extractive est par conséquent marginal. L’extraction de l’or consomme 5% de l’énergie mondiale sans que les stocks d’or ne soient utilisés à d’autres fins que de réserve ou de joaillerie. Alors que les métaux rares sont utilisés dans de nombreuses technologies participant à la transition écologique. Au final, les analyses de cycle de vie sont sans appel: le bilan écologique des métaux rares est largement favorable tant la pollution nécessaire à leur production est plus que largement compensée par l’impact positif de leur usage (énergies renouvelables, alliages permettant des gains de poids et d’efficience…). L’utilisation des métaux rares permet d’économiser des dizaines de fois plus de CO2 que leur production n’en génère.

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