Le risque de baisse dépendra de la réaction des consommateurs

Emmanuel Garessus

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Plutôt qu’une augmentation des bénéfices des entreprises mondiales de 10 à 11%, la progression pourrait diminuer vers 6 à 7%, selon Eleanor Taylor Jolidon, à l’UBP.

Les marchés boursiers réagissent très négativement aux décisions de l’administration américaine de relever massivement les droits de douane. L’investisseur est en effet très inquiet des conséquences sur la croissance et les prix des hausses de tarifs. Le dollar est également sous pression. Depuis le début de l’année, les actions américaines reculent significativement alors que les titres européens et suisses s’inscrivent encore en hausse. Comment réagir à cette volatilité? Eleanor Taylor Jolidon, Co-Head Swiss & Global Equity, auprès d’UBP, répond aux questions d’Allnews:

Comment avez-vous réagi aux relèvements des droits de douane américains?

Nous savions que la nouvelle Administration américaine était convaincue de l’utilité des droits de douane et des obstacles au commerce international. Cette approche n’est toutefois guère partagée par la plupart des économistes. Elle est associée à d’autres époques de l’histoire. Nous nous étions préparés à ces obstacles au commerce et nous nous sommes positionnés de façon à en réduire leurs effets en privilégiant les sociétés moins vulnérables à ce genre de mesures. Nous savions aussi qu’en raison des structures du tissu économique mondial, personne n’est à l’abri de ces décisions.
La réaction de la bourse traduit le besoin d’analyser ces mesures. Personne n’est content des décisions prises.

Chacun réalise aussi que la globalisation a produit d’énormes avantages, même si tout n’a pas été parfait et même si diverses catégories de main d’œuvre en ont souffert. Mais la globalisation a beaucoup enrichi le monde, y compris les Etats-Unis. On ne peut que déplorer le fait que les sociétés ne puissent plus se développer sans contrainte majeure. Les entreprises doivent maintenant s’adapter. En Suisse, le cadre libéral flexible les aidera dans cet exercice.

A la fin de l’année dernière, vous vous attendiez à une hausse des bourses et des taux en 2025. Dans quelle mesure vos convictions ont-elles changé?

Nous prévoyions plutôt une moindre baisse des taux que ne l’anticipaient les marchés. Fin novembre, nous avions l’impression que les futurs obstacles au commerce constituaient un risque inflationniste à ne pas sous-estimer.

«Nous essayons aujourd’hui d’être plus nettement représentés dans les sociétés qui seront moins impactés par les décisions politiques, ou leurs révisions.»

Aujourd’hui, en réponse à ces mesures protectionnistes, le marché anticipe surtout un ralentissement économique global. Nous espérons éviter une stagflation. Mais le consommateur américain réduit déjà ses dépenses depuis quelques mois. Et les entreprises, faute d’une visibilité suffisante, sont plus réticentes à investir. Le marché semble craindre, en relation avec les freins aux échanges, moins un risque inflationniste qu’un risque de ralentissement.

L’autre problème actuel réside dans la volatilité des décisions. Les annonces sont fréquemment revues quelques jours plus tard. Aujourd’hui, 3 avril, nous ne pouvons pas garantir que la situation actuelle perdure très longtemps.

Face à ces incertitudes et à ce ralentissement, comment construire un portefeuille diversifié et résilient?

Notre approche de l’investissement, comme celle des sociétés, est portée sur le long terme. L’horizon dépasse celui d’un mandat présidentiel de 4 ans, ou même d’un objectif à 2 ans si l’on considère les élections de 2026 (mid terms) aux Etats-Unis. C’est pourquoi les entreprises prennent garde de ne pas s’engager sinon à très long terme actuellement. La visibilité sur le moyen terme étant très limitée.

Dans nos portefeuilles, les attentes de croissance bénéficiaire seront sans doute réduites si la situation tarifaire annoncée le 2 avril demeure. Les sociétés étaient déjà conscientes que ce risque protectionniste existait avec l’élection de Donald Trump. Beaucoup s’étaient préparées. Nous avions nous-mêmes intégré ce risque. Nous essayons aujourd’hui d’être plus nettement représentés dans les sociétés qui seront moins impactés par les décisions politiques, ou leurs révisions.

Existe-t-il encore un risque de baisse supplémentaire?

Le risque de baisse dépendra de la réaction des consommateurs aux décisions prises par les sociétés. Les entreprises spécialisées dans les produits de niche et les biens critiques vont sans doute envisager de relever leurs prix. Les augmentations de coûts sont alors reportées au long de la chaîne de valeur. Le consommateur final, souvent moins fortuné, subit fréquemment ces augmentations de prix. Sa première réaction consistera à réduire ses achats.

Je pense que le premier problème lié aux tarifs est celui de la pérennité des décisions de l’Administration. Cela nous conduit à prévoir une réduction de l’activité liée au manque de visibilité.

Depuis le début de l’année, la tendance a changé. Nous sommes passés d’une situation économique saine, avec une activité robuste des consommateurs et un bas niveau de chômage aux Etats-Unis, à une économie caractérisée par un affaiblissement de la consommation et, faute de visibilité, une réduction de l’investissement des entreprises.

Est-ce que vous conseillez d’acheter durant la baisse actuelle ou d’attendre?

Tout dépend de l’horizon temporel de l’investisseur. Je suis responsable de portefeuilles composés d’actions, lesquelles ont chacune leur propre histoire et leur propre capacité à générer de la valeur. Dans certaines situations, l’opportunité existe et dans d’autres non en raison des droits de douane.

Est-ce que l’indice mondial sera plus haut à la fin de l’année qu’aujourd’hui?

La visibilité est trop faible pour me prononcer, notamment dans une optique à court terme. Si l’on reprend le modèle tarifaire employé par les Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, nous pouvons penser que des négociations sont possibles qui résulteront en des aménagements de tarifs individuels ou collectifs ces prochaines semaines. Mais l’incertitude est forte à ce sujet.

Avant la décision du 2 avril, sur la base de la santé économique américaine, européenne et chinoise, nous nous attendions à une croissance à deux chiffres des bénéfices pour l’indice MSCI Monde et pour l’indice suisse. Nous devrons réduire ces prévisions de quelques points de pourcentage, sans toutefois aller jusqu’à anticiper une baisse des bénéfices. Plutôt qu’une augmentation de 10 à 11%, la progression pourrait diminuer vers 6 à 7% selon des prévisions basées sur nos attentes et l’information disponible aujourd’hui. Nous n’intégrions pas dans ces chiffres des tarifs sur les produits pharmaceutiques. Cela peut toutefois changer du jour au lendemain et cela dépendra de la réponse des consommateurs.

Non seulement les bourses baisses, mais aussi le dollar. Est-ce que cette aversion pour le dollar vous étonne?

Les marchés prennent en compte les effets des droits de douane sur l’économie américaine. Si l’objectif est de renforcer l’économie américaine, la première réaction se traduira néanmoins par une phase d’adaptation qui se reflétera par un manque de visibilité et des doutes concernant la résilience du consommateur américain.

«Je pense que le premier problème lié aux tarifs est celui de la pérennité des décisions de l’Administration.»

Le marché préfère les situations stables et fiables, alors que la politique de communication de l’Administration américaine mène à une hausse de la volatilité. Cela signifie que le dollar est moins perçu comme une monnaie refuge qu’auparavant. En revanche, les qualités de valeur refuge du franc suisse redeviennent très actuelles.

Est-ce que la révision de la croissance bénéficiaire sera accompagnée par une réduction du multiple des bénéfices?

C’est un risque dans le sens où les actions ont tendance à se traiter à un niveau plus élevé en cas de visibilité accrue des bénéfices. La valorisation des actions est aussi fonction des taux d’intérêt. Si l’économie continue de croître et si la répercussion des hausses de coûts sur les prix est acceptée par les consommateurs, alors l’environnement risque d’être inflationniste, et les investisseurs paieraient moins cher pour les actions, avec les taux d’intérêts attendus à la hausse. La prime de risque serait adaptée à ce risque inflationniste. Pour l’investisseur, ce risque est pourtant moins préoccupant que celui du ralentissement économique. Mais si ce dernier se transformait en un risque de récession, le prix des actions serait négativement impacté également.

L’UE évoque des mesures de rétorsion à l’égard des grandes plateformes technologiques. Faut-il éviter la Big Tech?

Les risques et les opportunités sont moins liés aux secteurs qu’aux différentes entreprises elles-mêmes, même dans la Big Tech. L’analyse doit mettre en évidence les sociétés à risque, celle qui sont les plus dépendantes du consommateur, c’est-à-dire celles qui sont menacées par le ralentissement, ainsi que celles dont les ventes sont fonction des commandes de l’Etat, lesquelles sont de plus en plus contraintes. L’investisseur devra être très sélectif dans ses choix de titres plutôt que de suivre les tendances.

Pourquoi les actions pharmas baissent, même si les décisions les épargnent pour l’instant et même si elles produisent aux Etats-Unis?

Dans toute la cote suisse, les entreprises sont très bien implantées aux Etats-Unis, avec une activité de recherche et de production, à l’exception de l’industrie du luxe. Les ingrédients pharmaceutiques ne sont pas impactés par les décisions et ne devraient pas l’être à l’avenir, car une partie substantielle de leur production est effectuée aux Etats-Unis, pour les Etats-Unis. Mais d’autres facteurs entrent en jeux: ce jeudi, une des deux grandes pharmas est en hausse, par suite de l’annonce de licenciements, alors que l’autre est en baisse, après la publication d’une étude clinique. Parmi les sous-traitants pharmas, la situation est peu claire, avec un mélange de mouvements à la hausse ou à la baisse.

La Suisse a pourtant des atouts à faire valoir avec Washington. Elle est le 6e plus grand investisseur direct aux Etats-Unis, le plus grand investisseur par habitant aux Etats-Unis et l’un des plus grands investisseurs en recherche et développement aux Etats-Unis. La Suisse n’est pas un pays qui se contenterait d’exporter des produits sans valeur ajoutée pour le consommateur américain. Cela pourrait ouvrir la voie à un compromis.

Le facteur temporel compte. Les droits de douane augmentent immédiatement mais les systèmes de production locaux prendront du temps à s’adapter. Comment gérer ce problème?

Ce besoin d’adaptation est réel mais il ne frappe pas que la Suisse. On a souvent entendu que l’un des problèmes résulte des difficultés à trouver une main d’œuvre qualifiée en suffisance aux Etats-Unis pour obtenir le même niveau de productivité qu’en Suisse. Par ailleurs, pour beaucoup de sociétés implantées aux Etats-Unis, les fournitures sont américaines, ainsi que leurs clients. En ce qui concerne les fournitures nécessairement importées, elles subiront les mêmes conséquences des obstacles au commerce que les sociétés américaines.

Est-ce que les entreprises suisses investiront davantage aux Etats-Unis ou se tourneront vers d’autres marchés?

Nous constatons déjà que de nombreux pays semblent réévaluer leurs relations commerciales entre eux plutôt que de se focaliser uniquement ou principalement sur les Etats-Unis. Il est possible qu’avec notre système politique, le fait qu’un pays ami puisse prendre de telles décisions amènera le peuple suisse à considérer les avantages de se rapprocher davantage de ses voisins européens et de ses partenaires d’autres continents.

Quelle est la conséquence du fait que la Suisse subisse un droit de douane différent de l’UE?

L’outil de production des entreprises suisse est nettement plus présent chez nos pays voisins qu’en Suisse. Les exportations de sociétés suisses vers les Etats-Unis ne viennent pas nécessairement directement de la Suisse mais de l’UE, ou d’autres pays. L’impact est donc amoindri. Mais il peut renforcer les relations avec nos voisins.

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