Le garde du corps financier

Salima Barragan

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Un client qui pèse plus de 30 millions ne peut se passer d'un bodyguard, estime Lital Puller de CAPAnalysis.

Gestion déloyale, frais cachés ou prises de risques hasardeuses: ces cas sont plus courants qu’on le pense et se soldent en général discrètement à l’amiable. CAPAnalysis, une société financière genevoise fondée en 2015, est régulièrement sollicitée en tant qu’expert judiciaire dans le cadre de nombreux litiges qui opposent des clients à leur banque. Depuis la COVID-19, les produits à effet de levier reviennent fréquemment sur le devant de la scène. Parmi eux, les fameux accumulateurs «I kill you later». Interview avec sa fondatrice et CEO, Lital Puller.

Ancienne private banker au sein des grands établissements, pour quelles raisons avez-vous fondé CAPAnalysis?

Après quelques tentatives de création d’entreprises dans divers domaines, j’ai fondé CAPAnalysis qui s’occupait initialement de consolider des portefeuilles. J’ai toujours été du côté de mes clients à qui je refusais de vendre ces fameux produits structurés à effet de levier en raison de leurs risques. De là, la société s’est investie en tant que garde du corps financier. Sur le long terme nous nous occupons de défendre les intérêts financiers de nos clients et sur le court terme les accompagnons dans les batailles juridiques qui les opposent aux banques. Nul besoin de préciser que nous ne vendons aucun produit. Un client qui pèse plus de 30 millions doit avoir son bodyguard, comme toute villa luxueuse possède une alarme.

Vous avez construit cette nouvelle expertise financière à partir de votre système propriétaire de consolidation de portefeuilles. En quoi consiste-t-il?

Identique à un système bancaire, notre logiciel propriétaire enregistre toutes les transactions d’achat et de vente. Mais il calcule en plus tous les frais, même ceux cachés, ainsi que toutes les taxes. Nous sommes capables de simuler par exemple des retards d’exécution pour évaluer l’impact de la perte. Nos évaluations nous permettent aussi de comparer des performances sur n’importe quelle période, ce qui constitue une pièce cruciale lors d’un procès. Ses filtres lui donnent la possibilité de poser des hypothèses. Par exemple, comment aurait évolué mon portefeuille s’il avait été investi durant le mois de juillet en dollar dans un secteur particulier avec des entreprises spécifiques.

L’effet de levier est dévastateur lorsque le marché bouge d’un point.
Quelles raisons amènent les clients qui viennent vous consulter?

Nos clients viennent en général pour des problèmes qu’ils n’arrivent pas à identifier par eux-mêmes. A nous de trouver la raison pour laquelle ils perdent de l’argent. Nous recréons leur portefeuille (parfois jusqu’à 10 ans d’historique) et revalidons tous les prix pour situer l’origine de son érosion qui provient typiquement des frais cachés dans les taux de change ou dans les fonds de placement, des prix d’exécution différés, des marges sur des produits structurés, mais aussi du non-respect du profil du mandat du client où la banque prend davantage de risque que souhaité ou d’une tarification non adaptée aux avoirs. Certains clients nous arrivent aussi sur la recommandation de leur avocat.

Votre expertise vous amène à être sollicité en tant qu’expert judiciaire dans de nombreux procès qui opposent des banques et des clients. Que voyez-vous dans ces affaires?

En temps normal, nous voyons beaucoup de portefeuilles malades mais depuis la COVID-19, nous avons reçu beaucoup de cas d’effet de levier impliquant des risques insensés. Dans une affaire toute récente, la prise de risque représentait 9 fois les avoirs du client qui s’élevaient à 7 millions. C’est-à-dire que si les choses se passaient mal, il pouvait perdre jusqu’à 63 millions! Il en a finalement perdu 20 ce qui laisse une belle ardoise auprès de la banque. L’effet de levier est dévastateur lorsque le marché bouge d’un point. Notre travail est de prouver que le client ne pouvait pas gagner du fait de la manière dont le produit était structuré. Nous avons vu beaucoup d’effets de levier de type accumulateurs structurés par des banques qui ne les maitrisaient pas; ces fameux «I kill you later».

En dehors des dossiers liés aux produits à effet de levier, qu’avez-vous constaté?

Sur un autre cas, une banque renouvelait chaque deux semaines des produits structurés pour le compte d’un client à qui elle facturait des frais annuels de 12%. Le gain maximal était de 6,6% dans l’hypothèse où tous les facteurs étaient de son côté. Ce client qui a finalement perdu 2 millions en frais par année n’avait en réalité aucune chance de gagner la performance promise. Dans un autre établissement, un gérant avait attendu le 28e jour du mois pour investir un portefeuille de 30 millions. Le problème? La banque a facturé 0,35% de frais pour un portefeuille investi sur deux jours alors que le tarif est de 0,10% sur un compte non investi. Enfin, un homme de 80 ans au profil très conservateur a dû signer un mandat très agressif alors qu’il ne souhaitait acheter que des actions suisses. L’établissement lui a ensuite vendu des produits structurés qui lui ont provoqué un million sur deux ans en pertes sèches, à cause des produits et des taux de change à répétition.

Au sein d’un même établissement, deux équipes ne se valent pas. Dans tous les cas, la confiance n’exclut pas le contrôle.
A partir de quel seuil, parle-t-on de churning – le barattage en français –, qui est la pratique consistant à faire tourner les positions du portefeuille?

Il y a légalement barattage à partir de 7,4x, ce qui correspond à un delta énorme entre la bonne pratique et la gestion déloyale.

Avec cette expertise, quel regard sur l’industrie bancaire suisse portez-vous?

Un premier constat s’impose: beaucoup de clients méconnaissent certaines bases de la finance et encore plus les risques qu’ils encourent. Il en résulte que certains d’entre eux signent pour des produits très risqués qu’ils ne comprennent absolument pas. Il y a un grand nombre d’institutions et d’organismes de surveillance qui régulent l’industrie et cherchent à les protéger, mais il y a beaucoup à accomplir dans un monde où les instruments financiers restent très opaques. Je ne suis pas sûre que l’approche de toutes les banques soit très orientée sur leurs clients. Cependant, au sein d’un même établissement, deux équipes ne se valent pas. Dans tous les cas, la confiance n’exclut pas le contrôle.

Les banques vous redoutent-elles?

Quelques banques nous ont proposé de nous racheter notre logiciel. Mais elles n’ont pas précisé leur motivation.