L’investisseur doit faire appel au concept de «Barbell»

Emmanuel Garessus

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Il s’agit d’associer des actifs «décorrélants» pour la partie risquée et des secteurs à forte visibilité au sein des actifs les moins risqués, selon Kevin Thozet de Carmignac.

Les marchés consolident à un haut niveau, même si les valeurs européennes souffrent de l’incertitude politique en France. Le spread entre les obligations françaises et allemandes s’est significativement creusé. Kevin Thozet, membre du Comité d’investissement de Carmignac, répond aux questions d’Allnews:

Comment caractérisez-vous les six derniers mois?

Nous avons assisté à une phase de convergence économique. L’économie américaine a fait preuve d’une grande résilience économique, l’Europe d’une légère reprise sous l’impulsion du cycle manufacturier naissant et la Chine d’une stabilisation de la croissance vers 5%. Cette phase a accompagné une convergence des attentes de politique monétaire, la question portant sur la banque centrale qui dégainerait la première. Il en est résulté une nette orientation haussière des actifs risqués et une faible volatilité.

Quel sera le thème des six prochains mois?

La convergence économique devrait diminuer ces six prochains mois. Le moteur «consommation» de l’économie américaine donne des signes de ralentissement et tousse quelque peu, sans risquer une récession pour autant. La croissance du PIB américain ne restera pas longtemps à deux fois son potentiel. Le consommateur y montre des signes de fatigue, comme le confirment McDonald’s et Target. En revanche l’état et les entreprises devraient accroître leurs dépenses d’investissement (IA, transition énergétique, défense).

«Notre plus grande exposition porte certes sur les Etats-Unis, mais nous y sommes moins investis que ne le sont les grands indices mondiaux.»

La croissance européenne s’accélère un peu. Elle devrait atteindre 0,7% en 2024 et le double en 2025, avec une amélioration des salaires réels. Les autorités chinoises essaient de procéder à un rééquilibrage entre le moteur immobilier et le moteur manufacturier.

Il en ira de même des politiques monétaires. La Banque centrale européenne (BCE) a baissé ses taux, mais la Fed ne devrait guère les modifier avant la fin de l’année. La trajectoire des actifs risqués sera moins linéaire que ces six derniers mois.

Qui profitera de ces nouvelles divergences?

Sous l’angle économique, l’Europe est à part, avec une reprise manufacturière, soulignée par les indicateurs avancés de la Suède ou de l’Allemagne. Cette reprise ne sera pas encore inflationniste. Ce cocktail permet à la BCE d’encore baisser ses taux directeurs.

Il est toutefois terni par les risques politiques au sortir des européennes, à travers une réduction possible du fédéralisme et un narratif plus agressif à l’égard de la Chine.

En termes boursiers?

L’Europe a une carte à jouer à moyen terme. A court terme, l’incertitude politique peut profiter aux Etats-Unis, en raison de son caractère de marché refuge.

Dans les marchés d’actions, nous identifions plus particulièrement des opportunités au sein des actions européennes et émergentes, de fait plus présentes qu’au sein des indices de référence. Notre plus grande exposition porte certes sur les Etats-Unis, mais nous y sommes moins investis que ne le sont les grands indices mondiaux.

En termes de secteurs, les investisseurs peinent à trouver des actifs de diversification. Lors de chocs tels que des perturbations de chaîne d’approvisionnement ou de tensions géopolitiques, l’inflation tend à être alimentée par des problématiques d’’offre plus que par celles liées à la demande. Cela signifie que la relation historique entre des actions et des obligations, et son apport en termes de décorrélation, fonctionne moins bien.

Il faut trouver des alternatives par exemple dans les matières premières, mais celles-ci sont volatiles.

L’investisseur devrait donc faire appel au concept de «Barbell». Il s’agit de trouver, au bout le plus risqué de la chaîne, des actifs décorrélants comme les matières premières, y compris celles qui répondent à la transition énergétique (uranium par exemple) ou plus généralement des valeurs faiblement valorisées. Et au bout de la chaîne le moins risqué, l’investisseur peut chercher des secteurs et des sociétés à forte visibilité. Par exemple aux Etats-Unis, je pense à la chaîne de valeur liée aux semi-conducteurs, à l’IA ou à la santé. La valorisation peut y être élevée mais la visibilité est au rendez-vous.

Les émergents en font-ils partie?

Le même principe de construction de portefeuille peut être appliqué dans les pays dits émergents. L’Inde par exemple profite d’une forte croissance économique (6% par an ces dix dernières années et 7% et plus à l’avenir selon le FMI). Les entreprises en bénéficieront significativement. Il en résulte une grande visibilité. Cette dernière sera renforcée par les stratégies d’entreprises dites de «Chine + 1», qui se traduisent par la mise en place d’une stratégie commerciale qui diversifie le risque chinois, par exemple en Inde. Enfin, la croissance démographique alimente la consommation domestique.

«De l’autre côté de la chaîne, celui de la décorrélation, l’investisseur peut s’intéresser à la Chine, le pays investissable le plus mal-aimé.»

De l’autre côté de la chaîne, celui de la décorrélation, l’investisseur peut s’intéresser à la Chine, le pays investissable le plus mal-aimé. Même sans prendre une vue macro-économique tranchée, ce marché est si dénigré aujourd’hui que de fortes inefficiences y sont apparues. Nous y trouvons des valeurs très fortement décotées, des sociétés très profitables avec un rendement de free cash-flow 7 et 15%, des liquidités abondantes au bilan (25 à 50% de la capitalisation).

La politique ne réduit-elle pas les perspectives économiques assez favorables, avec une montée du protectionnisme, si bien qu’au final l’investisseur en revient à Nvidia et aux 7 magnifiques plutôt que de chercher des titres moins chers?

Il est possible d’investir différemment. Pour les investisseurs qui souhaiteraient être moins investis à Nvidia que par le passé, il est possible d’être exposés au thème de l’IA mais à travers l’ensemble de la chaîne de valeur. Cela permet de bénéficier de ce thème porteur sans trop souffrir d’une valorisation élevée. Il existe tout un pan d’entreprises liées à l’IA, par exemple à Taiwan et en Corée, dans la fabrication des cartes à puces ou dans les fonderies (TSMC, Samsung). Leur valorisation est très inférieure à celle de Nvidia.

Il existe un autre risque dans l’IA, le fait que la part de marché de Nvidia est si hégémonique qu’elle suscite des intérêts chez ses grands clients, d’Amazon à Google. Certains acteurs collaborent avec l’une et les autres.

Troisième élément à prendre en compte: La demande d’électrification induite est très importante. Une recherche sur ChatGPT est 7 à 10 plus énergivore que recherche Google. Cette nouvelle économie liée à l’IA a des répercussions sur l’ancienne économie. De nombreux acteurs de la transition peuvent en profiter, tels que des fournisseurs privés d’énergies alternatives. Il faut savoir que la consommation d’électricité a diminué ces dix dernières années dans les pays développés, en partie sous l’effet d’une meilleure isolation des bâtiments ou d’amélioration de l’électrification. Avec l’IA et les besoins de calculs de données afférents, la demande d’électricité devrait croître significativement, d’environ 5% par an d’ici 2030. Cela ouvre des opportunités alternatives à l’investissement dans Nvidia.

Sous l’angle tactique, l’actuelle consolidation est-elle une occasion de renforcer les positions?

Il y a sans aucun doute de la valeur dans l’investissement en actions à long terme. En décembre aussi, le marché américain semblait cher et il a pourtant poursuivi sa hausse.

Est-ce une bulle?

Si nous y étions, nous ne serions en tout cas pas dans la phase d’excès. Parmi les indicateurs avancés, je note par exemple la faible augmentation des introductions en bourse ou des multiples très éloignés des excès que l’on a pu voir lors des décennies précédentes.

A la suite des élections en France et d’un possible changement de gouvernement, le spread s’est accru entre la France et l’Allemagne. Existe-t-il un risque de crise de la dette dans la zone euro?

En Europe, l’endettement de pays dits périphériques n’est pas soutenable. Les supports de la dette italienne sont venus des baisses de taux de la BCE et de l’investissement des épargnants domestiques.

Le niveau de l’endettement de la France ne l’est pas davantage. Ce n’est pas un risque que nous souhaitons avoir en portefeuille. Il existe toutefois un acteur de dernier ressort, la BCE. Son mandat de stabilité financière prime celui de stabilité des prix. Le risque associé est celui d’une dominance budgétaire à terme, c’est-à-dire d’avoir une politique monétaire qui soit tributaire de la politique budgétaire des états membres. Ce risque n’existe pas uniquement en Europe.

Comment se prémunir contre ce risque?

Il s’agit d’avoir des actifs qui se comportent bien face à une incertitude vis-à-vis de l’inflation et face à un risque de dominance budgétaire. L’or en fait clairement partie.

Est-ce que la France risque un «moment Liz Truss», dont les initiatives budgétaires au Royaume-Uni avaient été sanctionnées par les marchés?

La situation de la France n’est pas celle du Royaume-Uni. La balance courante y est proche de l’équilibre, les taux de politique monétaire ne sont plus en hausse et le pays est intégré au sein d’une union économique et monétaire qui réalise un excèdent externe.

L’impact du risque politique français est très difficile à estimer compte tenu d’un large éventail d’issues possibles. Il existe quatre scénarios pour les législatives. Si le Rassemblement national l’emporte et obtient le poste de Premier ministre, cela signifierait un coût budgétaire colossal, si je me réfère au programme de Marine Le Pen de 2022 (3,5 points de PIB). Le deuxième scénario est celui d’un gouvernement minoritaire d’extrême-droite. Le RN devrait alors temporiser dans la mise en œuvre de ses plans économiques. Un troisième, serait celui d’une coalition centriste, se traduirait par des ajustements budgétaires plus modestes. Le quatrième est celui du statu quo avec une majorité derrière Emmanuel Macron, ce qui maintiendrait le risque de dérapage budgétaire mais dans une bien moindre mesure. En conclusion, l’orthodoxie budgétaire n’est pas au programme.

Achèteriez-vous des obligations à 10 ans aujourd’hui?

Non. Sur le plan obligataire, nous pourrions trouver une certaine diversification dans les échéances plus courtes à deux ans notamment.

Les obligations à long terme sont à risque en cas d’inflation persistante ou de dérapage budgétaire. Mais à deux ans, le détenteur d’obligations profite du fameux «put» des banques centrales qui protège l’investisseur en cas d’éventuelles distorsions sur le marché de la dette. Le même phénomène existe aux Etats-Unis: Jerome Powell maintient ses taux directeurs. Pour autant les conditions financières se sont fortement détendues. Cela m’incite à dire que la fonction de réaction de la Fed est asymétrique. Si l’inflation remonte dans la mesure du raisonnable, les taux seront stables. Si l’économie s’affaiblit, la Fed réduira ses taux. Le marché n’anticipe d’ailleurs qu’une seule réduction cette année. Et si la conjoncture faiblit réellement, il procédera à davantage de baisses de taux.

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