L’essor du financement des contentieux

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

Un potentiel d’investissement totalement décorrélé des marchés financiers plus classiques. Entretien avec Gian Kull de Syz Capital.

Encore peu répandu en Europe et en Asie en raison de systèmes juridiques qui ne s’y prêtent pas toujours, le financement des contentieux – ou «litigation finance» - est assez courant dans les pays où règne la «Common Law»: en Australie, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Il s’applique, dans la grande majorité des cas, à des litiges entre sociétés, permettant aux entreprises concernées de ne pas mobiliser des sommes importantes et ainsi de se consacrer à leur activité. Quant aux investisseurs qui prennent en charge le risque financier, ils seront rémunérés par un pourcentage sur les sommes recouvrées en cas de victoire au procès. En tant que classe d’actifs, le financement des contentieux offre un potentiel d’investissement totalement décorrélé des marchés financiers plus classiques. Il devrait plus que doubler sur la décennie 2018-20271. Entretien avec Gian Kull, responsable des situations spéciales et des stratégies non corrélées chez Syz Capital.

Quels sont les litiges qui, selon vous, offrent le plus de potentiel au financement par des tiers?

Il s’agit généralement – ce sont en tous cas les seuls que nous avons en portefeuille – de contentieux entre entreprises, jugés comme juridiquement valables et sur lesquels l’espoir de recouvrement est supérieur aux coûts engagés. A l’heure actuelle, la plus grande partie de notre portefeuille est constitué de dossiers originaires de Grande-Bretagne, des Etats-Unis et d’Australie. Il ne couvre pas de cas suisses car le pays n’est pas régi par la «Common Law» à l’anglo-saxonne même s’il est évident que la situation est en train d’évoluer comme le laissent penser certains litiges d’importance que je ne suis malheureusement pas à même de citer ici. Notez que dans 95% des cas, le règlement du litige se fait par accord entre les parties, avant jugement formel, même si la procédure est engagée.

Il existe aussi un risque de crédit car une partie condamnée
peut ne pas être à même de payer.
Parlons-nous ici davantage de tribunaux ou de cours arbitrales?

Dépendant de la juridiction, les cours arbitrales sont de loin préférables car leurs verdicts sont plus faciles à évaluer, d’autant qu’ils comprennent moins d’implications politiques. En outre, un litige arbitral répond à un échéancier de temps précis alors qu’un procès devant un tribunal – un tribunal européen en particulier – peut durer des années.

La prise en charge du financement par des tiers n’encourage-t-elle pas les contentieux?

Non. Seuls les meilleurs cas trouvent un financement ce qui décourage les dossiers de mauvaise qualité et…  les chicaniers.

Comment évalue-t-on le risque d’un dossier?

Il est toujours difficile d’évaluer un risque binaire et il faut donc s’entourer de bons juristes pour effectuer la due diligence mais aussi pour la plaidoirie. Il faut également répartir le risque sur un large pool de cas pour faire jouer l’effet statistique. Pour vous donner un exemple, à l’heure actuelle, nous ciblons plus de 200 cas en portefeuille. La valeur de chaque dossier est estimée sur le montant espéré du recouvrement mais la Valeur Nette d’Inventaire n’est pas mise à jour en fonction d’une évolution de la probabilité de gagner ou de perdre le procès. Elle reste stable jusqu’au verdict. La duration du portefeuille est de l’ordre de trois à quatre ans. A souligner, il existe aussi un risque de crédit car une partie condamnée peut ne pas être à même de payer.

En dehors des litiges entre sociétés,
il existe un potentiel pour les recours collectifs.
Quelle est la rentabilité de ce type d’investissement?

Le taux interne de rentabilité est de l’ordre de 30% en fonction du temps de résolution du cas. Le montant peut être multiplié par 1,5 à 2,5. Plus il est rapide plus la rentabilité est haute.  Il est important de souligner que ce type d’investissement est complètement décorrélé des autres actifs et donc intéressant dans une optique de diversification.

A quelle clientèle s’adresse ce type de produit?

En majorité à des UHNWI et à des family offices en ce qui nous concerne, même si des investisseurs institutionnels, tels que les fonds de dotation et les fonds souverains, sont également investis.

Quels cas, susceptibles de financement, pourrait-on voir se développer en Europe?

En dehors des litiges entre sociétés, il existe un potentiel pour les recours collectifs, même s’ils ne sont pas acceptables par tous les systèmes juridiques. Je pense ici aux dommages qui pourraient être demandés à Wirecard, aux institutions qui ont consenti des hypothèques polonaises ou hongroises en francs suisses ou à l’affaire du cartel des camions aux Pays-Bas. Par contre, il faut éviter de s’engager dans des litiges entre secteur privé et Etats, surtout à l’intérieur de l’Europe car l’application des jugements peut constituer un défi.

Existe-t-il une stratégie ESG pour ce genre de financement?

Oui. Je dirai même que ce type de financement s’y prête bien car il permet d’équilibrer les forces lorsque des acteurs de faible taille sont désavantagés vis-à-vis de grandes entreprises. Le financement de recours collectifs par les parties lésées peut permettre de faire pression sur des entreprises pour qu’elles assument les externalités négatives causées à l’environnement ou aux communautés locales par leurs activités. La problématique n’est pas simple mais l’Union européenne a mis à l’étude la possibilité d’édicter un code de conduite pour le financement privé responsable d’actions en justice, ce qui ouvrirait la voie à l’obtention de labels ESG par les stratégies de financement de contentieux.

 

1 Selon une étude publiée par Facts & Factors, le marché mondial du Litigation Funding Investment a été estimé à 11 milliards de dollars en 2018 et devrait atteindre 22 milliards d'ici 2027.