L’engagement responsable ne connaît pas la crise

Anne Barrat

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Le confinement n’a pas empêché les actionnaires de faire entendre leur voix pour plus de durabilité, explique Vincent Kaufmann d’Ethos.

Les conséquences concrètes du COVID-19 auraient pu se traduire par un recul de l’activisme actionnarial et/ou par un reflux des investissements socialement responsables. Un premier bilan montre qu’il n’en a rien été, bien au contraire. Grâce au courage d’une majorité des investisseurs.  Entretien avec Vincent Kaufmann, directeur de la Fondation Ethos.

Comment l’ISR a-t-il été impacté par la crise du COVID-19?

En cette fin de saison des assemblées générales (AG), nous sommes en mesure de rendre compte des évolutions des comportements des actionnaires. Force est de constater que la tendance de fond de ces dernières années, marquée par plus de responsabilité de la part des investisseurs, n’a pas été altérée par la crise. A titre d’exemple, les fonds ISR d’Ethos ont connu un regain d’intérêt qui s’est traduit par un afflux de capitaux en dépit de la crise: notre fonds Vontobel Fund Ethos Mid & Small a par exemple attiré plus de 100 millions de francs de souscription pour un encours total de 800 millions. Beaucoup d’investisseurs sont désormais plus sensibles à l’ISR, au premier rang desquels les caisses de pension. Certaines ont saisi l’opportunité d’une baisse des marchés financiers fin mars pour réinvestir, notamment dans des fonds ISR. 

«Les actionnaires ont un rôle clé à jouer dans la manière
dont les entreprises devront gérer la crise.»

De là à conclure que cet effet positif que nous avons observé, preuve d’un engagement certain, est durable, qu’il survivra au rebond d’une amplitude surprenante des marchés, déconnecté de l’économie réelle, puis deviendra la norme, la question reste ouverte. La réponse dépend aussi de la manière dont les entreprises vont respecter leurs engagements en matière de durabilité malgré la crise qui touche l’économie réelle. Un autre point crucial est celui de l’attitude des actionnaires, qui ont un rôle clé à jouer dans la manière dont les entreprises devront gérer la crise. Il faudra dans un contexte économique difficile prendre des décisions sur l’allocation du capital. Pour nous, il est indispensable que les investissements pour réduire les émissions de CO2 soient maintenus, quitte à devoir renoncer à une partie du dividende ou aux rachats d’actions. Notre expérience tirée des assemblées générales récentes nous conduit à dresser un bilan contrasté. Sans s’attarder sur le cas des investisseurs qui utilisent la durabilité à des fins de marketing plutôt que par conviction, nous avons pu constater que les sociétés suisses avaient conservé un niveau de dividende assez stable par rapport à l’année dernière. Cela a donné lieu à de nombreuses discussions cette année avec les entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires. Chez Lafarge Holcim, par exemple, nous avons insisté pour que le maintien du dividende ne pèse pas sur le plan d’investissement lié à une stratégie durable décidé fin 2019. A l’international, les sociétés pétrolières ont réduit leur dividende, mais rien n’indique que c’est pour investir dans la durabilité…

La crise actuelle a-t-elle eu une influence sur l'activisme actionnarial?

Le confinement ne nous a pas permis d’assister ni d’intervenir directement aux assemblées générales cette année. Certaines entreprises, en Suisse notamment, n’ont pas vraiment joué le jeu des assemblées virtuelles, privant les investisseurs de la possibilité de poser des questions pendant les AG. Cela dit, ces circonstances, indépendantes de la volonté de tous, ne nous ont pas empêchés d’exercer nos prérogatives d’actionnaires, tant il est vrai qu’une grande partie des discussions se passent avant l’AG. Ceci vaut pour Ethos, ainsi que pour d’autres actionnaires qui ont pour objectif de faire avancer l’agenda durable. Avec de belles victoires à la clé, en particulier sur le plan écologique: les résolutions d’actionnaires appelant les sociétés à réduire leur empreinte carbone et à aligner leur stratégie sur l’Accord de Paris ont reçu des soutiens records cette année adressant ainsi un signal fort qu’il est temps de changer les règles du jeu. Même si ces résolutions n’ont pas forcément recueilli la majorité nécessaire, elles s’inscrivent dans une tendance de croissance porteuse d’espoir: 17% chez Total, 16% chez Shell – le double de l’année dernière –, elles ont rallié assez de voix pour pousser les sociétés à agir.

«Des actionnaires de JP Morgan ont déposé une résolution demandant
à la banque de tenir compte de l’Accord de Paris sur le climat.»

La nouveauté du cru 2020 est venue des actionnaires de certaines banques qui financent les sociétés pétrolières: ainsi, des actionnaires de JP Morgan ont déposé une résolution demandant à la banque de tenir compte de l’Accord de Paris sur le climat dans ses décisions de financement de clients dans le domaine énergétique. Cette résolution a recueilli 48% des votes. Non contraignante, elle n’en est pas moins un «wake up call» que le conseil d’administration ne pourra ignorer. 

Ces avancées des critères ESG, on les a vues dans le domaine environnemental, mais aussi des droits humains et de la bonne gouvernance. Quelque chose est en train de se passer.

«Exclude or engage»: quelle stratégie est la plus responsable?

La question, qui a le vent en poupe, de savoir s’il vaut mieux pour des investisseurs engager le dialogue avec des entreprises qui ne respectent pas les critères ESG ou bien les exclure purement et simplement de leur portefeuille n’appelle pas de réponse univoque. Car l’enjeu est d’opter pour la manière la plus efficace de transformer de telles entreprises. Les exemples sur le critère environnemental sont à cet égard très parlant. Prenons celui de LafargeHolcim, 1er cimentier mondial: alors que certains choisiront d’exclure le titre du portefeuille pour mieux «décarboner» leur portefeuille, d’autres essaieront de convaincre le conseil d’administration d’investir dans de nouvelles technologies de production moins polluantes. Nous faisons partie de ce second groupe, qui pense que cette stratégie, même si elle prend du temps, est plus efficace à long terme. Une stratégie que les caisses de pension ont tendance à soutenir parce qu’elle permet d’influer sur l’économie réelle et de produire des résultats concrets. LafargeHolcim a ainsi annoncé en 2019 qu’ils investiront en Europe 160 millions de francs additionnels pour réduire le CO2 par tonne de ciment.

Bien sûr, il est des cas où l’exclusion est de mise, les industries du tabac ou du charbon par exemple, car l’engagement ne permet pas de changer la nature même des produits des entreprises et le coût du changement de stratégie est beaucoup trop important.

En termes de gouvernance, quelles principales évolutions avez-vous notées?

La transparence s’améliore, en particulier sur les structures de rémunération. Un exemple illustre à lui seul les progrès réalisés, celui d’UBS. Après des années de discussions avec la banque, le plan de participation à long terme des membres de la direction générale a finalement été revu pour intégrer des critères de performance relatifs (mesurés par l’évolution du cours de l’action UBS vs un groupe de banques comparables). Cette amélioration, qui permet de mieux aligner les intérêts des dirigeants avec ceux des investisseurs, a été rendue possible grâce à la pression des actionnaires aux assemblées générales ces dernières années. Un autre exemple positif vient à nouveau de chez LafargeHolcim, qui a annoncé cette année que des critères de durabilité seront ajoutés en 2021 dans le cadre du plan de rémunération à long-terme de la direction générale. 

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