Des actifs sont extrêmement bon marché

Emmanuel Garessus

6 minutes de lecture

Le marché semble parfois jeter ses actifs par la fenêtre, avance Jean Keller, de Quaero Capital.

Jean Keller, CEO de Quaero Capital, a repris la direction de la société en 2011. Aujourd’hui, Quaero Capital dispose de 5 bureaux en Europe et ses actifs sous gestion atteignent 2,8 milliards de francs pour 78 employés. Cette personnalité de la gestion d’actifs répond aux questions d’Allnews sur ses convictions d’investissement et sur ce qui lui cause le plus de soucis:

Malgré l’adage selon lequel on ne rattrape pas un couteau qui tombe, les stratégistes recommandent à l’achat les obligations américaines, pourtant en forte baisse. Est-ce un bon adage?

Les marchés traversent une période de transition après des années d’intoxication aux taux négatifs. De ce fait, pendant ces années de taux négatifs, la liquidité a été réinvestie dans les marchés actions et en particulier dans les titres de croissance. Mais nous sommes aujourd’hui à un point d’inflexion. Après avoir pensé que la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt seraient temporaires, il apparaît que le phénomène sera plus long que prévu et, en particulier, que les taux vont rester plus hauts qu’anticipé. Les conséquences de ce changement de paradigme sont nettement plus fortes que dans un cycle habituel.

Pourquoi?

Il est subitement possible pour un Américain d’être rémunéré à 4 ou 5% sur le compte d’épargne sans prendre de risques. En comparaison, la volatilité du marché et les titres de croissance paraissent nettement moins attractifs en relation avec le nouveau taux sans risque. Ce nouveau paradigme décourage la prise de risque et favorise les valeurs à revenus fixes, longtemps mal-aimées des investisseurs.

Les conseillers recommandaient les bons du Trésor à 4%. Il en est résulté de lourdes pertes puisque les taux US à 10 ans sont à 5%. Pourquoi n’iraient-ils pas à 6 ou 7%?

Vous posez deux questions en une. Sur la 2e, je pense que la structure de l’épargne a considérablement évolué ces 50 dernières années. La part détenue par les privés et les individus a nettement diminué par rapport à l’épargne institutionnelle. Or, une compagnie d’assurance ou une caisse de pension doit satisfaire un taux technique précis qui répond à des obligations légales. Au taux actuel, si elle garde ses obligations jusqu’à l’échéance, elle peut obtenir un rendement largement supérieur au taux technique. Pour une caisse de pension, c’est donc un bon «deal». La hausse des taux ne l’affecte que de façon relative.

Ne dit-on pas qu’on ne fait pas un bon investissement si le but est fiscal ou réglementaire?

C’est la raison pour laquelle il faut prendre en compte la structure de l’épargne. Dans les pays occidentaux, j’estime à 80% la part de l’épargne qui est détenues par les institutionnels. Certes, pour un privé c’est une mauvaise décision, en tout cas à court terme. Mais un conseil de fondation doit satisfaire un cadre réglementaire et des conditions à remplir pour en sortir. C’est pourquoi le rendement actuel est intéressant, d’autant que l’horizon temporel est de 30 ans.

Est-ce que les taux monteront à 6 ou 7%?

Comme le veut la formule, il est très difficile de faire des prévisions, surtout lorsqu’elles concernent le futur. Nous assistons toutefois à un ralentissement des économies américaine et européenne. Les signes de cette évolution, qui résultent de la hausse des taux d’intérêt, sont de plus en plus clairs. D’innombrables facteurs structurels expliquent pourquoi la hausse des taux a produit moins d’effets que dans le passé. Je pense au programme IRA du président Biden en faveur des énergies propres et au stock épargne élevé à la sortie du covid. Aujourd’hui, les consommateurs américains ont dépensé leur excédent d’épargne et la hausse des taux devrait commencer à faire effet.

A court terme, le marché est une machine à voter et à long terme une machine à peser.
Je ne pense pas que les taux à 10 ans grimperont à 6 ou 7%, mais, pour citer Star Trek, le futur est un «undiscovered country».

J’ai le sentiment que nous ne sommes pas encore à l’équilibre. La Fed devrait relever les taux directeurs encore une fois cette année et les laisser inchangés l’année prochaine. Ceci étant dit, alors qu’il y a 5 ans, la hausse des taux à venir semblait évidente, il est ironique de voir qu’au moment où elle se produit effectivement, tout le monde prenne peur.

Pour l’investisseur privé, faut-il craindre que de grandes entités fassent les frais de cette phase d’inflexion et se protéger ou plutôt prendre des risques?

Des actifs extrêmement bon marché sont à disposition des investisseurs. Il faut acheter au son des canons et vendre au son des clairons, comme le dit cet autre adage boursier. La correction massive qui a frappé les énergies propres en 2023, en lien avec des facteurs conjoncturels, a été très exagérée. Je mentionnerai aussi les petites valeurs européennes. Cette dernière classe d’actifs a été fortement sous pression ces 3 dernières années, bien que nous y trouvions des sociétés attractives qui se traitent à des multiples inférieurs à 10.

Durant les trois prochains mois, il s’agira de réfléchir à la manière de reprendre progressivement du risque. Avec les obligations on dort bien, mais avec les actions on mange bien. L’histoire montre que ce sont les actions qui battent l’inflation avec la plus grande régularité.

Le niveau déprimé des petites valeurs n’est-il pas justifié par les nombreux avertissements sur les bénéfices en Europe, y compris dans la technologie?

Il est frappant de noter que les déceptions sur les résultats provoquent des réactions boursières très exagérées. Quand SolarEdge subit une hausse des stocks supérieure aux attentes et qu’elle espère y remédier en deux trimestres, le titre chute de 40%. Le marché semble parfois jeter ces actifs par la fenêtre, alors que tout actif a son prix juste. A court terme, on peut dire que le marché est une machine à voter et à long terme une machine à peser. Malgré des déceptions temporaires, il s’agit souvent de sociétés offrant un rendement du dividende supérieur aux taux longs, une croissance des bénéfices durable et qui se traitent à une valeur d’actif nette extrêmement faible.

Sur les 20 ans du fonds Argonaut, sa valeur a gagné 740% tandis que l’indice ne montait que de 515%, avec une volatilité inférieure à l’indice. Mais le cours n’a pas grimpé en ligne droite chaque année.

Les médias économiques soulignent les risques liés à l’énormité de la dette publique aux Etats-Unis, l’incertitude à la déscolarisation, l’énergie. Quel thème structurel vous fait réfléchir à un besoin de changement majeur des portefeuilles?

Les investisseurs se font peur avec de nombreux thèmes. Depuis le début de ma carrière, celui de la dette les effraie. Les prévisions extrêmes ne se sont jamais avérées correctes. Nous entrons certes dans une période plus compliquée lors du refinancement des dettes, mais des solutions émergeront.

Par contre, pour la première fois depuis le début de ma carrière, l’élément géopolitique devient déterminant. Cela me cause beaucoup de soucis parce que c’est aléatoire et difficile à anticiper.

Historiquement, la géopolitique comptait peu: l’une des meilleures années boursières a été 1942, quand les Allemands étaient à Stalingrad et à Alexandrie, et quand le Japon atteignait sa plus grande emprise territoriale. Avec l’Ukraine, la situation au Moyen-Orient et les incertitudes en mer de Chine, la donne a clairement changé et l’élément géopolitique est désormais incontournable.

Aujourd’hui, nous assistons à une «compartimentation» de l’économie et à une pause dans la globalisation qui crée énormément d’incertitude. Le FT annonce que le groupe taïwanais TSMC aide la Chine à développer des usines, alors que l’Occident s’efforce d’éviter que la Chine n’étende ses compétences dans le domaine des semi-conducteurs.

Comment utiliser cette information et investir dans ce monde compartimenté?

Le Japon en sortira gagnant et ce marché devient une réelle opportunité. Il résout progressivement les problèmes économiques qui l’ont pénalisé durant 30 ans, grâce à la réforme de la gouvernance d’entreprise, au dénouement des participations croisées sous l’impulsion de la bourse de Tokyo, à la sortie de la bourse des titres avec un P/Book inférieur à 1, à l’autorisation du private equity et des fonds activistes. Le capitalisme à la japonaise se transforme.

Le Japon est-il le grand gagnant de cette autre globalisation?

Le Japon a compris qu’il avait besoin d’un marché d’actions fort en même temps que se produit un phénomène de «re-shoring». Cette réindustrialisation peut profiter au Japon ces prochaines années. Le fait que les gens lèvent les yeux lorsque nous en parlons est un signe qui prouve que ce redémarrage a lieu maintenant. Beaucoup de petites entreprises européennes pourront aussi tirer leur épingle du jeu et s’adapter à ces changements.

La correction massive qui a frappé les énergies propres en 2023, en lien avec des facteurs conjoncturels, a été très exagérée.
D’autres changements majeurs?

Nous assistons aussi à une révolution industrielle époustouflante qui n’est pas encore perçue comme telle. L’énergie renouvelable est devenue la moins chère dans le cadre de la vraie transformation de nos infrastructures énergétiques. Nous avons les moyens technologiques de faire la transition avec une amélioration des coûts de l’énergie. La vision d’une économie décarbonée est possible. En 2022, les investissements dans le solaire ont dépassé ceux des énergies fossiles.

N’est-ce pas difficile à en profiter pour l’investisseur?

Oui, le secteur a souffert cette année d’incertitudes sur la définition de l’IRA ou de surinvestissements dans l’éolien. Mais nous ne remettons pas en cause la tendance.

Est-ce que les groupes chinois en profitent davantage que les sociétés occidentales?

L’augmentation du niveau de vie chinois ne me déplaît pas. Les gains obtenus par les Chinois ne réduisent pas les richesses des Occidentaux. Par ailleurs, la Chine possède beaucoup de lithium. Mais on dit rarement que le lithium est abondant sur d’autres continents. On a trouvé des gisements de lithium en Suède, en France, en Serbie. Les Européens n’ont jamais envie de centres miniers dans leur jardin. Mais selon la théorie des avantages comparatifs, il faut se concentrer sur les biens pour lesquels on peut ajouter de la valeur ajoutée.

Nous sommes au cœur d’une crise et de frictions inutiles qui ne manqueront pas d’être résolues.

La Chine a publié un rapport sur sa vision des relations internationales. Le premier aspect, sans surprise, dénonce l’attitude américaine. Le deuxième consiste à présenter un modèle assez pacifique. Je pense que la Chine arrive au bout de son modèle de confrontation. Comme 80% des exportations chinoises prennent le chemin de l’Occident, Pékin comprend qu’elle peut construire un monde meilleur sans se priver de l’Ouest et sans compter uniquement sur les BRICS. Il faut rendre les mondes complémentaires plutôt que les opposer.

Comment ajustez-vous la stratégie de Quaero Capital à tous ces changements?

Nous sommes une boutique de gestion qui offre des spécialités. Nous avons des compétences fortes dans un petit nombre de domaines, comme les infrastructures et les petites valeurs européennes. Le nombre d’acteurs est réduit et nous apportons une vraie valeur ajoutée.

Si notre travail est bien fait, comme le montre la performance d’Argonaut depuis 20 ans, notre modèle d’affaires est pérenne. Nous complétons les acteurs existants sans chercher à les remplacer.

Êtes-vous satisfaits de l'évolution de l’asset management en Suisse?

La place suisse s’est rudement bien comportée ces 15 dernières années. Elle profite de compétences fortes, à l’image de la ZKB qui est passée de 15 à 250 milliards de francs en 15 ans, et d’un foisonnement de boutiques dont la dimension est internationale, d’Unigestion à Partners Group.

Est-ce que vous allez investir dans de nouvelles spécialités, par exemple dans les marchés privés?

Nous lançons notre 3e fonds d’infrastructures non cotées, un domaine comprenant 15 spécialistes et 1,5 milliard de francs d’actifs. La demande est forte en raison du besoin de renouvellement des infrastructures (social, numérique, transports, énergies). C’est aussi une classe d’actifs qui protège partiellement de l’inflation en raison de l’indexation des contrats.

Est-ce que vous êtes dans une phase d’investissement?

Nous avons beaucoup investi de façon déterminée et régulière, notamment dans les infrastructures. Nous nous développons dans le service aux clients. Nos effectifs portent sur 80 personnes, contre 6 il y a 10 ans. Mais la performance est une maîtresse volage. Il faut savoir rester patients si l’on veut offrir de la rentabilité après frais.

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