Comment réduire le risque «tyrannique» des actions

Emmanuel Garessus

4 minutes de lecture

La performance d’un portefeuille d’actions dépend de l’exposition aux pays non-démocratiques, selon Yves Choueifaty, président et CIO de TOBAM.

La préservation du capital est fonction du niveau de démocratie d’un pays. Telle est la conviction du gérant d’actifs TOBAM, lequel gère 6 milliards de dollars d’actifs avec 44 professionnels. En partant de ce constat, la société a décidé de lancer trois fonds de placement (article 9 SFDR) destinés aux particuliers qui reposent sur l’étude des droits civiques et démocratiques et d’une analyse fondamentale des entreprises. Yves Choueifaty, président et CIO de TOBAM, répond aux questions d’Allnews:

Comment vous est venue l’idée de baser un portefeuille sur l’état de la démocratie?

L’idée date de 2009. Nous n’étions encore que huit chez TOBAM et nous avons choisi les droits de l’homme comme champs de philanthropie.

Depuis 2009, nous demandons à des ONG de nous proposer des projets que nous pourrions financer. En 2014, Human Rights Watch nous a dit que si nous pouvions l’aider elle pourrait s’installer en Ukraine. Depuis 2015, nous finançons les activités de cette ONG en Ukraine.

L’idée est aussi inspirée de mon expérience personnelle. J’ai vécu au Liban jusqu’à l’âge de 18 ans. Les crises successives que traversent ce pays doivent beaucoup aux autocraties… d’abord le pacte de Varsovie, puis le régime syrien et maintenant le régime iranien.

Les données d’analyse du niveau de démocratie des pays sont-elles suffisamment actuelles?

Les évolutions de la démocratie et des critères qui la décrivent sont progressifs. Les entreprises se transforment beaucoup plus vite que les pays. La liberté de la presse dans un pays ou le système électoral par exemple ne changent pas quotidiennement. Cette lenteur ne nous préoccupe pas. Les évolutions politiques peuvent être soudaines, mais les données décrivant les évolutions vers la démocratie ou s’en éloignant  mesurent les prémisses de ces événements.

Quelles sont vos sources?

Il y a une très grande abondance de données. Avec un très long historique.  Le projet V-Dem a commencé  à publier  en 1789! Il est aujourd’hui hébergé par l’université de Gothenburg, en Suède. Plus de 3700 chercheurs affiliés alimentent ses données sur les «piliers de la démocratie» que sont le pluralisme, le fonctionnement du gouvernement, les libertés civiles, la participation politique…  

Nous traitons ces énormes quantités d’informations et construisons un rating pour chaque pays de 0 (Corée du Nord) à 10.

«Cela peut surprendre mais l’exposition de LVMH à la Chine est très limitée.»
Comme le but est une stratégie en actions, comment intégrez-vous les entreprises?

La majeure partie de l’exposition à la tyrannie provient des entreprises des pays démocratiques. Société Générale a par exemple perdu 4 milliards de dollars en 2022 quand la Russie a envahi l’Ukraine.

Notre processus comporte deux étapes: d’abord une évaluation de l’état de la démocratie dans tous les pays. Ensuite, une analyse de chaque entreprise en fonction de son exposition aux pays non-démocratiques. Renault a par exemple une forte exposition à la tyrannie (18%), en termes de volatilité partielle. En cas de choc important (2 sigma), l’action Renault pourrait perdre deux fois sa volatilité, soit 36%. Nous privilégions les entreprises faiblement exposées à la tyrannie.

En prenant l‘indice à une référence de 100%, en enlevant tous les pays tyranniques, on passe de 100% à 70%, en enlevant aussi les entreprises listées dans des pays démocratiques mais fortement exposées aux autocraties on peut réduire l’exposition de 85% et atteindre une exposition de 15% de l’exposition initiale. Ce processus d’exclusion accroît la résilience du portefeuille. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, l’indice a perdu 8% et notre stratégie aurait progressé de 5%.

La corrélation est forte entre la démocratie et la prospérité, mais n’est-elle pas supérieure entre la liberté économique et la prospérité?

La liberté économique est indispensable mais elle ne suffit pas. L’exemple le plus violent des conséquences économiques de la tyrannie, c’est l’Allemagne des années 1930. La liberté économique y régnait alors, mais si vous y aviez investi vous auriez tout perdu… Y compris votre âme…

Quel est l’écart entre la composition de l’indice mondial des actions et votre stratégie?

La tracking-error est de l’ordre 5%. En termes de pondération, nous avons une sous-pondération du Japon, de la France, de l’Allemagne. Il n’y a aucune allocation à la Chine. A l’inverse, les pays surpondérés sont le Canada, le Royaume-Uni, la Suisse et les Etats-Unis.

Quels sont les biais de votre portefeuille?

Nous avons essayé de les mesurer à l’aide d’une régression des facteurs de risque. Cette analyse montre que nous n’avons pas de biais small caps ou large caps, croissance ou value ni de biais sectoriel. Le seul biais consiste à favoriser les entreprises de qualité supérieure. Ces  entreprises, prospères, ne cherche pas à trop s’investir sur des marchés où règne l’arbitraire et l’irrationalité économique. A l’inverse, une société en difficultés risque fort de «jouer son va-tout» dans des pays non-démocratiques.

Existe-t-il un biais sectoriel fort entre les pays riches en matières premières et les pays non-démocratiques?

Le Canada aussi est riche en matières premières et est démocratique, de même que l’Australie. L’allocation sectorielle ne contribue que pour 0,6% à la tracking error.

Quelles sont les principales conclusions de vos travaux?

Nous avons d’abord mis en évidence un facteur de risque «tyrannie». Ce facteur présente une rémunération du risque négative, essentiellement par une exposition indirecte des entreprises. Enfin, à part la qualité des entreprises, ce risque est indépendant des autres facteurs de risque.  

Une entreprise française de qualité comme LVMH est très exposée à la Chine mais ne performe-t-elle pas très bien à long terme?

Les chiffres ne mentent pas. Cela peut surprendre mais l’exposition de LVMH à la Chine est très limitée. L’essentiel du chiffre d’affaires est américain et européen.

Ce qui est vrai de LVMH ne l’est pas pour le luxe en général. Richemont par exemple est beaucoup plus exposée au facteur de risque «tyrannie».  

Est-il possible de déterminer le degré d’exposition d’une banque à un pays tyrannique?

La seule façon de calculer l’exposition est d’évaluer le Beta. Il nous est impossible de lire dans le bilan d’une banque par exemple son exposition au pétrole. Par contre il est aisé de calculer son Beta. Cet indicateur est vraiment objectif.

En France, nous constatons que Société Générale (10) est beaucoup plus exposée au risque «tyrannie» que BNP Paribas (6).

Quelle a été la performance d’une telle stratégie sur les pays émergents lors d’une simulation sur plusieurs années?

Les données sont calculées depuis 2008. Pour la stratégie sur les marchés émergents, cette année l’indice gagne 3,86% et notre stratégie 11,95%. En 2022, le benchmark a chuté de 20% et la stratégie de 9%. En 2021, l’indice a stagné, nous avons gagné 9%. Les années de sous-performance notable remontent à 2016 et 2012. Sur la totalité de la période, l’indice a gagné 69% (volatilité de 20) et notre simulation 157% (18,5%).

Dans l’allocation actuelle, les pays sous-pondérés sont la Chine, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, le Mexique, la Thaïlande. Au sein des surpondérés, l’Inde, Taïwan, le Brésil, l’Indonésie, l’Afrique du Sud et la Corée du Sud.

Qu'en pensent vos principaux clients?

65% des clients de TOBAM proviennent d’Amérique du nord. Depuis 6 ans, j’observe que leur attitude est en train de changer à l’égard du régime chinois. Plus exactement, ce sont moins les Américains que le régime chinois qui change. Cette transformation sera sanctionnée par les marchés. Plus les investisseurs se méfieront de Pékin et plus les cours des entreprises exposées aux pays totalitaires vont baisser. Un régime dictatorial ne sait pas gérer une crise. Il suffit de prendre l’exemple de la Russie et de sa décision d’envahir l’Ukraine.

Comment intégrez-vous les tendances supranationales, comme la globalisation?

Nous ne considérons que la démocratie.

J’ai découvert un théorème il y a 18 mois et j’ai demandé aux nombreux instituts de recherche de notre réseau d’y trouver un contre-exemple. Personne ne l’a trouvé. En février  j’ai posé 2 questions à ChatGPT. «Combien de guerres au XXe siècle?», Sa réponse a été environ 180 en fonction de la définition du mot guerre. Je lui ensuite demandé le nombre de guerres ayant opposé 2  pays indépendants et démocratiques. La réponse, très rapide, a été «une seule». En 1969 entre le Honduras et Salvador et n’a duré que 100 heures. La solution face à cette rivière de sang que l’humanité offre annuellement en tribut au dieu Mars, c’est la démocratie. Guillaume d’Ockham, philosophe anglais du 13e siècle, et l’un des inventeurs de la science moderne, estimait que pour comprendre un phénomène l’essentiel consiste à en chercher les causes les plus simples. A mon avis, les problèmes géopolitiques doivent beaucoup  à la tyrannie. L’Europe a été dévastée par la guerre pendant des millénaires, jusqu’à l’émergence de la démocratie.

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